Ce qui compliquait les choses pendant cette première vague, c’était l’incertitude liée à l’avenir. L’attente s’en trouvait couplée à une inquiétude certaine. Quand cela prendrait-il fin ? Comment ? La sortie du confinement marquerait-elle aussi l’éradication totale de la Covid 19 ? Les patients ayant fait des formes graves pouvaient-ils contracter le coronavirus une nouvelle fois ? Et dans ce cas, les symptômes s’en trouveraient-ils encore plus virulents ou au contraire amoindris ?
Nous ne savions pas quelle serait l’issue de toute cette folie. Le mystère régnait en maitre sur cette période.
Sur les réseaux sociaux, de nombreuses théories émergeaient, y compris celle que nous serions libérés de cette pandémie du jour au lendemain. Je n’y croyais pas. Même si j’en rêvais, comme tout le monde.
Le déconfinement était programmé pour le 11 mai. Il serait progressif et contrôlé.
De notre côté, les choses s’accélérèrent également. Nous étions mardi 28 avril 2020 et le point route de la veille envoyé par Valérie expliquait que les deux derniers patients de SSPI2 seraient transférés en SSPI1. Ainsi, nous regroupions nos cinq derniers malades dans la même salle. Et cette décision prise lors de la cellule de crise quotidienne à laquelle participaient nos supérieurs hiérarchiques et des membres de la direction marqua le retour d’une équipe dédiée au ménage Cette semaine verrait le réaménagement de la SSPI2 en tant que vraie salle de réveil. Une éclaircie au milieu de ce ciel nuageux. Il fallut également songer à la réhabilitation des salles d’opération car rien ne sert d’avoir une salle de réveil si personne n’est endormi.
La réouverture des lieux publics et le déconfinement nous apparaissaient donc plausibles si on se fiait à notre activité réanimatoire et au taux d’occupation des lits. Nous ne réalisions pas encore l’ampleur du travail réalisé jusqu’alors, nous contentant de faire ce que nous avions appris à faire d’abord d’un point de vue théorique puis pratique.
Nous avions aussi dû intégrer beaucoup de gestes techniques que nous n’avions jamais effectués auparavant. La mise en DV par exemple (décubitus ventral). Cette manœuvre salvatrice pour de nombreux patients atteints de SDRA (syndrome de détresse respiratoire aiguë), nous la réalisions en quarante-cinq minutes, à sept ou huit au début du confinement. Désormais, seulement cinq paires de bras et quinze minutes suffisaient à faire passer un patient sédaté, intubé, ventilé de la position dorsale à la position ventrale sans déconnecter le moindre élément de surveillance ou de soin. Une sorte de réseau s’était développé entre les soignants du monde entier et il était facile de trouver sur internet, des vidéos permettant d’optimiser nos prises en charge. La technique du DV était déjà utilisée pour les autres types de SRDA et elle fit ses preuves chez les patients atteints de coronavirus également. Certains de nos malades eurent droit jusqu’à six séances de DV ! (seize heures passées sur le ventre et huit sur le dos). Le bénéfice de cette technique n’était plus à discuter, même si les risques d’altération de l’état cutané étaient importants (escarre, points d’appui faciaux…).
Monsieur G avait le visage très abimé lorsque nous l’avions extubé ce jour-là. Des escarres sur les pommettes et aux commissures des lèvres lui donnaient un aspect de soldat revenant du front après un dur combat. Il était rescapé d’une guerre bien peu banale à vrai dire. Dans laquelle les batailles se menaient à coups de seringues et tubulures de perfusion. Il était épuisé, ayant à peine la force de garder les paupières ouvertes. Ses muscles, atrophiés par plusieurs semaines d’immobilité, rendaient même les paroles difficiles à prononcer. C’était un patient de Justine, âgé de soixante-huit ans et bien que son état avant l’extubation ne fût pas optimal, les médecins anesthésistes avaient décidé, en concertation avec les réanimateurs qui se tenaient continuellement disponibles pour la moindre question, qu’il fallait tenter l’extubation de Monsieur G. Il était réveillé et respirait seul au travers du tube de ventilation. Ses gaz du sang étaient à la limite du satisfaisant, mais l’équipe médicale misait sur une amélioration à l’extubation. Les efforts à fournir pour respirer normalement sont moins importants que lorsque l’on doit reprendre son souffle à travers un tube de sept millimètres de diamètre. Une paille.
La tendance s’était inversée. Nous avions, à présent, sauvé plus de patients que nous n’en avions perdus. Une vraie victoire. Mais à chaque extubation, chaque transfert en service de soins conventionnel, chaque premier sourire, chaque premier mot, nous étions envahis par la même émotion.
L’extubation de monsieur G n’échappa guère à cette bouffée d’exaltation qui nous gagnait à chaque fois que nous pouvions nous dire « un de plus ». Comme tous les autres, il était faible et comme cela arrivait parfois, ce patient nous parut désorienté. Il s’agitait, autant que son manque de force le lui permettait. Ses cordes vocales étaient endommagées et mettraient quelques jours à reprendre du service, mais il essayait vraiment de nous parler. Nous avions passé deux heures à repositionner le masque à oxygène qu’il ôtait sans cesse.
Comprenant que monsieur G tentait réellement de communiquer avec nous, Justine, l’infirmière qui s’occupait de lui, finit par positionner une ardoise blanche devant lui en mettant un feutre dans sa main. Soutenant son coude, elle le laissa écrire à son rythme. L’écriture était anarchique et difficile à déchiffrer. Mais nous étions plusieurs à œuvrer pour l’exercice. Ses premiers mots inscrits sur l’ardoise étaient :
« Ma femme ? »
« Elle a été prévenue de votre extubation, monsieur G. » répondit Justine.
« Quel jour ? » écrivit-il ensuite.
« Nous sommes mardi 28 avril 2020, et vous êtes en réanimation monsieur. » poursuivit-elle.
Les yeux du patient s’emplirent de larmes. Il les ferma quelques instants pendant que ma collègue lui caressait chaleureusement la main. Il était, mais nous l’ignorions à cet instant, juste en train de rassembler ses forces, dans un dernier effort…
« Anniversaire »
Ce mot, ces lettres en bleu sur fond blanc firent monter une boule d’émotion de mon estomac jusqu’à ma gorge. Je ne voulais, ne pouvais comprendre.
« C’est votre anniversaire ? » questionna ma collègue, la voix tremblante.
Il fit faiblement non de la tête.
« Celui de vote épouse ? » finit-elle par demander.
Ses yeux étaient clos lorsqu’une alarme retentit alors, nous sortant de notre hébétude. Je levai les yeux vers le moniteur de surveillance. Tout était en train de chuter : sa tension artérielle, sa saturation en oxygène et sa fréquence cardiaque. Justine l’appela à plusieurs reprises tandis que le médecin anesthésiste présent dans la salle de réveil COVID à cet instant accourait déjà à nos côtés en réclamant avec force qu’on lui amène le plateau d’intubation d’urgence.
Monsieur G fut réintubé ce jour-là, celui de l’anniversaire de sa femme. C’était la première chose à laquelle il avait pensé après avoir passé trois semaines plongé dans un sommeil artificiel. Il n’avait même pas pu le lui souhaiter et cette triste idée nous hanta de nombreux jours. Jusqu’à ce qu’il puisse réellement lui parler, à vrai dire, quelque temps après sa seconde et définitive extubation. Je crois que s’il n’avait jamais pu le faire, cette extubation ratée et bouleversante aurait anéanti la foi que je mets dans l’exercice de mon métier. Mais ce ne fut pas le cas. Heureusement pour moi, pour nous, pour le moral de notre équipe, ce ne fut pas le cas.