Les murs étaient désormais couverts de dessins. Des feuilles de papier allant du blanc clair au blanc crème dans une subtilité à peine perceptible à l’œil nu. Des illustrations de super héros, de bâtiments hospitaliers, des cœurs, des soignants, toutes les couleurs du monde pour harmoniser les dizaines et dizaines de dessins d’enfants que nous avions reçus pour nous encourager. La salle de pause du bloc opératoire était belle et lumineuse ainsi, ses murs habillés de l’espoir et colorés des encouragements des êtres vivants les plus purs, les plus sains, les plus sincères existant sur cette planète.
Lundi 4 mai 2020. J’avais travaillé de nuit tout le weekend. Désormais, il ne nous restait plus que cinq patients en SSPI1. La SSPI2 était de nouveau prête à remplir ses fonctions habituelles, le post opératoire chirurgical, et le service de réanimation se vidait petit à petit. Tout l’hôpital voyait ses lits se libérer progressivement. La lumière au bout du tunnel, cette fameuse lueur que nous espérions depuis le début du confinement aurait presque pu commencer à nous éblouir. Mais nous ne la regardions pas trop, pas encore, de peur d’être tentés de l’absorber toute entière et de jamais ne pouvoir la laisser sortir à nouveau.
Parmi nos cinq covid restants, l’un d’eux avait été extubé le dimanche. Quelle joie de voir ce patient sans antécédents conscient et respirer sans oxygène, sans tube descendant dans ses poumons, les yeux rivés à l’écran que mes collègues de jour avaient installé au pied de son lit pour qu’il puisse regarder la télé en cette soirée de retour à la vie, cette deuxième naissance, soixante-deux ans après la première. Et pourtant, on avait cru perdre monsieur V. à de nombreuses reprises. Transféré de réanimation quelques semaines plus tôt, ce patient hors du commun était conscient à son entrée en salle de réveil covid. Il avait ri, le tube dans la bouche, lorsqu’au moment où mon collègue avait voulu vérifier son identité, il avait fait non de la tête à l’énoncé de ses nom et prénom, pour plaisanter. Et puis il s’était dégradé. Victime d’une PAVM (pneumopathie acquise par ventilation mécanique), il avait dû être re-sédaté au lieu d’être extubé. C’est également monsieur V. que nous avions vu passer du blanc au bleu lorsqu’il avait été nécessaire de changer son tube de ventilation et qu’après avoir retiré le premier, le médecin anesthésiste avait rencontré de grandes difficultés à le réintuber à cause d’un œdème laryngé. Cette manœuvre qui était pratiquée toutes les trois semaines sur tous nos patients pour éviter les surinfections avait duré dix minutes au lieu de cinq chez Monsieur V. et cela aurait pu lui être fatal…
J’avais passé mon temps de pause, lors de cette nuit du dimanche au lundi, à admirer les dessins en salle de repos, sentant un certain apaisement en cette période que l’on savait proche de la fin. Le déconfinement se préparait et un bilan s’imposa naturellement.
« Si on fait le compte, on ne s’est pas trop mal débrouillé, avais-je dit à ma collègue Adélaïde affalée dans le canapé bleu de la salle de pause à trois heures trente du matin.
-En termes de capacité d’adaptation ou de gestion du temps de travail ? avait-elle répondu, les yeux ensommeillés.
-Aucun des deux… Si on compte le nombre de décès et le nombre de patients extubés. »
Et nous nous étions mises à calculer sur nos doigts, faisant remonter notre mémoire jusqu’à deux mois auparavant, avec l’arrivée de nos premiers patients covid.
« Ça fait neuf pour quatre ! Effectivement, on s’est pas mal débrouillé. » avait fini par sourire ma collègue non sans une pointe de nostalgie dans le regard à l’évocation des quatre patients qui étaient décédés dans notre salle de réveil.
Non pas que nous n’étions pas préparés à cette éventualité, mais nous n’y étions juste pas habitués. En anesthésie, on intube les patients, on les soigne, on les extube et ils rentrent chez eux en ayant traversé nos quotidiens professionnels comme un éclair fendant le ciel, le temps d’un instant. Non pas que nos patients ne nous marquent pas parce qu’on sait la durée de leur passage dans nos vies limitée dans le temps, mais nous devons juste passer d’éclair en éclair pour pouvoir faire face à chacun d’eux. Certains orages durent plus longtemps que d’autres et certains coups de tonnerre laissent une trace car leur intensité aura marqué nos esprits à jamais.
En partant ce matin-là, après m’être occupée tout le week-end de madame D., une patiente dont l’extubation était proche et qui ne recevait plus aucune sédation, je rentrai chez moi fatiguée mais sereine. Je m’étais blottie dans les bras de Morgan, endormi, profitant de l’heure de sommeil que nous avions en commun avant qu’il ne parte à son tour prendre sa garde de chirurgie d’urgence. À mon réveil, en milieu d’après-midi, je saisis mon téléphone pour consulter les messages du jour et les diverses infos reçues sur le groupe « SSPI REA COVID ». En lisant le point route de Valérie, assise sur mon canapé, les larmes troublèrent ma vue sans que je les voie venir. Ne voulant s’arrêter, elles finirent par déborder, ruisselant sur mes joues et glissant lentement jusqu’à mon cou. Bientôt, je sanglotai en reniflant bruyamment.
« Bonjour à tous. Après la cellule de crise qui s’est tenue ce matin, il a été décidé que les 5 derniers patients de la sspi1 seraient transférés cet après-midi et demain en réanimation. La direction, le chef de service et l’équipe d’encadrement vous félicitent pour le travail que vous avez fourni ces deux derniers mois. Je reviendrai vers vous au sujet de l’organisation de la réhabilitation de la SSPI1. Bonne fin de journée à tous. »
Je ne saurais dire pourquoi je pleurais. Et bien que cette annonce fût brutale, surprenante, inattendue, ma réaction était démesurée. J’avais rêvé de ce moment, je l’avais fantasmé tellement de fois. Et maintenant que l’ébauche d’un retour à une vie professionnelle normale se présentait, je fus envahie d’un mélange de frustration et de soulagement.
Quelques heures plus tôt, j’avais saisi la main de madame D. en lui disant.
« Au revoir madame D. Nous sommes lundi 4 mai. On se revoit dans trois jours, jeudi. »
Elle avait plongé son regard affaibli dans le mien, sa main exerçant une faible pression dans la mienne et elle m’avait souri. Un sourire amoindri par le tube en plastique semi-rigide qui se frayait encore un chemin du respirateur artificiel au cœur de sa poitrine. J’avais créé un lien avec elle et nous arrivions à communiquer par le regard depuis qu’elle n’était plus sédatée.
J’avais l’impression de lui avoir menti. Je ne la reverrais pas. On nous arrachait nos derniers patients, ceux qui avaient passé le plus de temps avec nous, ceux pour qui on s’était le plus battu, ceux que nous avions cru perdre mille fois, ceux à qui nous étions le plus attachés, nos guerriers, nos survivants.
Cette fin fut aussi brutale que le début. Subite et subie. Je réalisai plus tard, en en parlant par la suite avec mes collègues, que c’était un sentiment partagé. Nous n’eûmes pas le privilège de sauver nos derniers patients. On nous arracha la joie de pouvoir les extuber nous-mêmes, la possibilité de les rencontrer réellement, de donner vie à leurs visages rendus impassibles par le coma. On nous refusa le droit de vivre quelques instants de bonheur à leur extubation, cette joie, cette émotion unique qui habitait chacun de nous à chaque fois que cela se produisait.
Alors oui, j’avais pleuré. Triste de n’avoir pu leur souhaiter de vive voix de se rétablir au mieux et à la fois heureuse de réaliser que cette bataille était gagnée. La suite nous apprendrait que la guerre ne faisait que commencer. Mais nous avions le mérite d’avoir fait front, avec nos armes et nos âmes, parfois dans l’amertume, mais souvent dans un esprit de fraternité s’étendant petit à petit de notre salle de réveil, au bloc opératoire entier, à tout l’hôpital, à nos villes et nos campagnes, à la France, au monde entier.
Aussi unique et frustrante qu’ait été cette épreuve, elle fut aussi l’occasion pour chacun de révéler le meilleur de soi. La solidarité, des talents cachés, l’envie de crier au monde l’amour des autres, la reconnexion avec soi et la nature, l’envie de survivre et de gagner, l’envie de rester, l’envie tout court.
C’était fini. C’était bel et bien fini.