J21, épisode 2 : Bee Gees

Nous n’entendions plus rien que le silence. L’incroyable mutisme imposé par l’arrêt d’une machine où chaque élément est à sa place et remplit sa fonction avec minutie et acharnement.C’est comme la mécanique d’une horloge.

Si une des roues est abîmée, c’est tout l’engrenage qui en pâtit et au bout d’un moment plus ou moins long, l’horloge s’arrête.C’est pareil pour le cœur. Si pour une raison X ou Y, il manque de provisions, de sang à pomper, il stoppe son action mécanique de propulsion de fluide dans l’aorte.


Ma patiente était en arrêt cardio-respiratoire.


Elle n’était équipée d’aucun élément de surveillance. Petit à petit, son corps, déjà affaibli par une chirurgie invasive, s’était vidé de son sang si précieux. Qui sait depuis combien de temps son hémorragie avait commencé. On ne le saura jamais et à cet instant précis, ce moment où Madame Dupuis avait arrêté d’extérioriser sa crainte par un cri strident, ce n’est pas ce qui importait le plus.


A l’appel de Sylvain, mon collègue infirmier, Morgan était revenu instantanément dans la chambre vingt-deux et tentait, par des appels répétés, de faire ouvrir les yeux à ma patiente, mais sans succès.Il avait alors placé sa main au  creux de l’aine de madame Dupuis, attendu quelques secondes, regard dans le vide, avant de déclarer sur un ton à la fois anxieux et impatient :


-Elle est en arrêt, il faut masser !


Instinctivement, j’étais montée  sur le lit, les genoux dans les draps imprégnés de sang. J’avais déjà vécu des situations d’urgence vitale dans mon ancien service, mais ici, les conditions étaient différentes. Pas de scope de surveillance et pas de stimulants cardiaques à portée de main.


Tout s’enchaina rapidement  ensuite. Le chariot d’urgence arriva et nous nous trouvâmes bientôt à sept ou huit dans la chambre.Trois de mes collègues étaient affairés à trouver une veine pour perfuser  car qui dit arrêt cardiaque, dit plus de fluide circulant dans les vaisseaux donc  adieu les boulevards en guise de veine !


Je continuais d’appliquer des pressions à rythme régulier sur la poitrine pâlie de ma patiente. J’avais appris par un cardiologue, quelque temps auparavant, que pour réaliser un massage cardiaque externe à un rythme adéquat, il fallait s’imaginer les Bee Gees en train de chanter « Staying Alive ». J’avais donc pris l’habitude de chanter dans ma tête ce tube à la fois guide et prière de circonstance.


Ah, ha, ha, ha Stayin’ alive, stayin’ aliveAh, ha, ha, ha stayin’ aliiiiiiiiiiiiiiivvvvveeeee !!!!!


En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le chariot d’urgence se trouva dans la chambre et les patchs du défibrillateur semi-automatique collés de part et d’autre de la poitrine que je pressais toujours.Sylvain parvint, au bout d’un temps qui nous parut interminable, à poser une perfusion au pli du coude gauche de ce corps endormi.Madame Dupuis reçu de l’Adrénaline en intra veineuse tandis qu’un masque de ventilation fut placé sur son visage. Morgan pressait à intervalles réguliers  le ballon souple qui envoyait de l’air dans ses poumons.La nervosité ambiante emplissait tout l’air de la pièce. Comme des microparticules toxiques qui entraient dans l’organisme des personnes présentes à chaque inspiration. Nous devions lutter contre cette anxiété grandissante pour garder l’esprit au clair et l’objectif en vue : que ma patiente se réveille…


« Analyse en cours »Scanda la voix électronique du défibrillateur.
Le silence se fit et j’arrêtai de chanter le tube interplanétaire des frères Gibb. Nous regardions tous avec fébrilité le petit poste gris dont l’écran affichait un tracé plat. Sans le moindre soubresaut.
« Veuillez massez »Ajouta la machine.


C’est quoi cette voix de crécelle ? Sérieusement ? Ils auraient pu choisir une tonalité plus douce ! Comment peux-tu penser à ce genre de chose dans un tel moment Sarah ?! C’est mon moyen pour ne pas penser au pire…. Mieux vaut la naïveté que la gravité…


-OK ! Reprends Sarah ! ordonna Morgan qui avait bien pris la tête des opérations.


C’est à ce moment-là qu’apparut le docteur Perrot, l’air encore plus grave que d’habitude. Nous étions habitués à ses sautes d’humeur et ses assauts verbaux aussi durs que son regard mais cette fois ci, il nous épargna l’amertume de ses remarques.  Il était silencieux.Aucun de nous n’était dans son état normal.Pour ma part, je ne respirais plus.Mon souffle reprit en même temps que les battements du cœur de ma patiente… D’abord hésitants et aléatoires, ils finirent par reprendre à une fréquence plus acceptable…
Malgré tout, madame Dupuis demeurait inconsciente.Morgan se remit en place pour ventiler alors que le téléphone du chef de service sonna.Ni « Allo ? », ni « Bonjour, ici docteur Perrot » enjoué (la blague). Juste un silence éloquent.

Il raccrocha son téléphone nerveusement avant de finalement lancer la phrase que nous attendions tous :
-Le bloc est prêt, on y va tout de suite !
Pour la première fois depuis mon arrivée, je fus pleine de gratitude pour cet homme…
Puis il ajouta en me désignant du regard :-Sarah, vous venez avec nous ! Nous aurons peut être besoin de vous sur le trajet…

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