C’était un printemps unique, une saison hors du commun où la nature se plaça au premier plan. Plus de voitures, plus d’usines, plus de pesticides. La planète respirait. Un matin, en partant pour l’hôpital, j’avais dû freiner brutalement pour laisser une famille de cailles traverser tranquillement la route. Maman caille suivie de cinq ou six cailleteaux étaient passés, sous mon nez et celui de ma voiture d’un champ de blé à un autre de colza comme si cela avait toujours été possible sans le moindre danger. Dans les villes, des canards se promenaient avec assurance sur les places et des biches, des chevreuils ou même des lièvres osaient s’aventurer sans crainte aux abords des maisons. Si ce n’avait été dans un contexte de pandémie mondiale, on aurait pu se croire en plein tournage d’un film inspiré du conte de Blanche Neige. Je m’attendais à entretenir une conversation sur le climat avec une des souris de Cendrillon chaque fois que je devais descendre à la cave de mon immeuble. La nature reprenait ses droits et par la pause qu’elle imposait à l’homme, remettait les points sur les « i » au mammifère qui se prend pour le maitre du monde.
En ce lundi 20 avril 2020, après un week-end de travail de jour, de décidai d’aller courir. La règle imposée était de rester dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile sans dépasser une heure de sortie. J’étais, avant même de partir, en mesure d’affirmer que je respecterais les consignes imposées par le confinement étant donné que ça devait faire à peu près mille cent vingt-deux ans et demi que je n’avais pas couru.
Je me sentais beaucoup mieux depuis quelques jours. Le service commençait à se vider et un lit libéré n’était plus pourvu dans la journée comme c’était le cas les premières semaines. Le confinement donnait ses fruits. L’interruption de toute activité sociale, professionnelle ou culturelle, la fermeture des lieux publics et l’interdiction de sortir de chez soi sans attestation de déplacement avaient permis de désengorger les services hospitaliers et d’ainsi donner à chaque nouveau cas sévère, une chance de survivre à ce virus. Car ce n’était que cela, l’objectif : pallier le manque de places par un gain de temps. Plus la contamination serait étendue dans le temps, mieux nous connaitrions la pathologie et le moyen de la soigner, mieux nous pourrions prendre en charge les cas réanimatoires à venir.
Il restait trois patients en SSPI2 et six en SSPI1. Un total de neuf sur quinze places à disposition. Même si nous continuions à exercer dans un service non prévu pour la réanimation, nous avions tous pris nos marques et nos habitudes. Ainsi, l’ambiance était plus légère.
Je m’étais occupée tout le week-end de monsieur B., quarante-quatre ans, pas de diabète, pas d’hypertension, corpulence normale, atteint du COVID19, intubé depuis deux semaines, aucun point commun avec nos autres patients, flippant.
Le seul élément paressant suspect était un alcoolisme modéré, jamais diagnostiqué comme tel et surtout rarement évoqué comme facteur de comorbidité du coronavirus. Ce patient était celui qui inquiétait tout le monde, celui pour lequel on se disait : « Merde, ça pourrait être moi. » Et nous avions bien trop conscience du danger qui continuait de planer au-dessus de nos têtes pour oser nous réjouir de notre situation. Nous qui étions en bonne santé et autorisés à sortir. Sur ce point, je dois reconnaitre qu’à plusieurs reprises, j’aurais aimé être confinée moi aussi, avoir choisi une autre voie professionnelle, ne pas craindre chaque jour de ramener cette merde à la maison, pouvoir regarder toutes les séries Netflix parce qu’après mon télétravail quotidien j’aurais eu encore pas mal de temps sur ma journée, suivre des cours de yoga en ligne rendus gratuits par la situation, faire une cure de sébum, réaliser des chorégraphies sur TikTok ou encore apprendre à cuisiner avec Cyril Lignac.
Mais non, j’étais à l’hôpital, à tenter de faire en sorte que les Français puissent retrouver cette liberté qui leur est si chère, avec l’envie furieuse de débarrasser le monde de cette merde au plus vite. J’y étais. Mes collègues aussi. Et c’était notre taf alors nous faisions face en gardant le plus de positivité possible.
Durant ce week-end où l’état instable de monsieur B. continuait de peser lourdement sur le moral des troupes, Justine, espiègle et de nature joyeuse, décida de me défier. Elle était de ces personnes qui redonnent le sourire en accordant le leur avec générosité et spontanéité. Ainsi, lors d’une pause en salle commune, elle inventa la catapulte à M&M’S. Cela consistait à placer un chocolat dans un masque chirurgical accroché aux oreilles, tirer le tout à distance de la bouche et lâcher d’un coup. L’objectif étant de faire entrer le M&M’S directement dans la bouche. Dangereux à souhait, je vous l’accorde, mais attisant la curiosité des plus joueurs d’entre nous.
Celui de Justine atterrit sur ses dents, faisant résonner l’écho de sa propulsion. Premier fou rire. Lorsque j’essayai à mon tour, au moment où, évidemment, plusieurs de nos collègues présents s’intéressèrent à notre défi, je savais malgré ma confiance apparente que ma tentative se solderait par un échec. Je tirai donc sur le masque, pinçant le chocolat au travers et lâchai soudain.
Pas de bruit de claquement de dents pour moi.
Mon premier réflexe fut de porter mes mains au visage. La douleur vive et impromptue qui, à ce moment, me gagna, m’obligea à me pencher en avant.
« Ça va Sarah ? s’inquiéta alors Justine, les yeux écarquillés.
—Aïiiiieeee ! gémis-je sans me relever.
—Tu l’as pris où ?
—Le nez !! » ajoutai-je en me redressant, les yeux remplis de larmes à cause de la douleur qui irradiait.
En découvrant mon faciès à mi-chemin entre l’hilarité et la souffrance, tout le monde se mit à rire et moi avec.
Les larmes d’euphorie remplacèrent vite les larmes de douleur que le M&M’s avait déclenchées.
En courant, souffrant et étouffant, je souriais encore au souvenir de ce moment d’insouciance qui s’était déroulé la veille lorsqu’au bout de ce qui me parut être une éternité, mais qui devait en réalité correspondre à peu près à trente-huit secondes et vingt-trois centièmes de course à pied, je stoppai net ma course, interrompue par la nature.
Il était là, noble, majestueux, au milieu de la route déserte, à l’orée d’un bois qui bordait le bitume.
Un cerf à la posture solennelle.
Ses bois semblaient caresser le ciel et rivaliser avec la cime des arbres.
Il me fixait, je l’admirai. Un seigneur de la nature à la puissance incontestable. J’étais subjuguée et restai immobile, craignant que même mon souffle fort n’effraie le roi de la forêt.
Ajouté à la libération d’endorphines engendrée par la course à pied (endocannabinoïdes pour être précise), cet instant me donna la sensation d’être plongée dans un autre monde, une autre vie. C’était un sentiment général pendant ce confinement, celui de traverser une période irréelle, inédite dans l’histoire de l’humanité. Mais en de nombreux points, il était possible de trouver de la beauté dans tout ça. Alors patienter en focalisant l’attention sur le bon était et serait toujours le mieux à faire, le plus salvateur et le plus sain pour soi et pour l’Homme en général.
La nature était là, devant moi, et cette apparition confirmait encore et toujours que malgré tout ce qui se passait à cette période, la beauté forte et éternelle subsistait. Elle le ferait toujours.