Lorsque j’avais 8 ans, ma copine Myrtille m’a giflée.
Comme ça, au milieu de la cour de récréation. Je nous revois encore nous faisant face avec chacune à nos côtés d’autres filles de notre classe qui avaient choisi son camp ou le mien.
À vrai dire, je ne me souviens même plus du motif de notre dispute. Il portait sûrement sur le fait qu’elle ou moi avions choisi une autre personne pour nous ranger deux par deux avant de rentrer dans la salle de classe. Ou peut-être était-ce parce que je n’avais pas mis mon pull violet identique au sien comme nous en avions convenu la veille. À 8 ans, un rien prend une gravité démesurée. Peu importe la cause, je me souviens de cette gifle, car c’est la seule que j’aie jamais reçue de toute ma vie. Myrtille avait 2 frères plus âgés qui se chamaillaient régulièrement et finissaient toujours par en venir aux mains. Elle grandissait dans cette idée qu’un problème ou une divergence d’opinion se réglaient indéniablement dans la violence.
Ce n’était pas mon cas.
Mes parents étaient des adeptes du dialogue et de la communication. Des soixante-huitards anti armes à feu, anti violence, anti claques…
Nous étions donc dans la cour de l’école primaire lorsque cet événement était survenu. Depuis le matin, Myrtille me menaçait :
« Je vais te donner une claque ! C’est pas parce que t’es la nièce de la maitresse que j’ai peur de toi ! »
La directrice de l’école était effectivement ma tante. Myrtille n’avait pas peur des représailles. J’étais tétanisée.Je n’ai aucun souvenir de la douleur qu’avait pu me causer la gifle en question. En revanche, je me rappelle encore l’impact émotionnel. Lorsque sa main s’était abattue sur ma joue gauche, ce n’est pas mon visage qu’elle avait heurté, mais Mon Ego. Sa paume et ses cinq doigts avaient achevé mon orgueil de petite fille de 8 ans en moins d’une seconde.
Je n’avais pas riposté sous les regards éberlués des autres enfants. Je m’étais retournée et étais partie en sanglotant, entourée par les 2 ou 3 autres petites filles qui se souciaient de mon état émotionnel. Je n’ai jamais rien dit à ma tante de cette gifle humiliante. Myrtille, elle, avait porté ce coup comme la preuve de son courage et quelques années plus tard encore, lorsque nous en parlions (je crois que nous étions redevenues amies moins de 2 heures après la gifle), elle l’évoquait tel un trophée, un signe de témérité.
Bien des années plus tard, lors du 26ème jour passé dans mon nouveau service. Cette fameuse journée où je m’étais vue mutée sur un poste de nuit, repoussée par Morgan, humiliée devant ma nouvelle cadre et enfin exposée au virus du SIDA par une aiguille contaminée (eh oui, je ne fais pas les choses à moitié moi…quand je passe une journée de m…, je ne fais pas semblant) , j’avais ressenti le même sentiment d’humiliation et de soumission.
J’avais d’ailleurs rebaptisé cette journée : « Le jour qui claque ».
Après mon accident d‘exposition au sang, les événements s’étaient enchainés : descente aux urgences, prise de sang, déclaration d’accident et mise en place d’un TPE (traitement post exposition).La charge virale* du patient concerné (pour mémoire monsieur Tahze était un ancien toxicomane porteur du virus du SIDA) étant inconnue depuis plus de 6 mois, j’avais été mise sous trithérapie préventive. Plus le traitement est commencé tôt (dans les 4 heures minimum), plus le risque de contamination est faible. Ces thérapeutiques bloquent la multiplication du virus et empêchent donc la contamination.
Madame Jean m’avait accompagnée tout le long de ma prise en charge aux urgences. Parlant à ma place lorsque j’explosais en sanglots et m’expliquant la procédure à suivre ou les effets secondaires du traitement. Moi qui la croyais froide et autoritaire, j’avais découvert une part d’humanité non négligeable sous ce col claudine et cette jupe plissée.
Après mon entretien avec le médecin urgentiste, ma cadre m’avait ordonné de rentrer chez moi et accordé quelques jours de repos.Ces congés ne furent pas superflus. Les premiers effets secondaires de la trithérapie se firent vite ressentir : nausées, fatigue et insomnies.
Je revis le médecin urgentiste 4 jours plus tard :
« Nous avons eu les résultats de la prise de sang de Monsieur Tahze. Sa charge virale est supérieure à 50. La vôtre, évidement, est négative. (Ouf ! ) En d’autres termes, il faut que vous continuiez le traitement pendant un mois. Vous aurez une autre prise de sang à la fin du traitement puis une autre encore dans 3 mois . Normalement, ça devrait aller. »
L’utilisation du présent du conditionnel ne m’enchanta guère.
J’aurais voulu qu’il me dise : « Cool Raoul ! C’est nickel, tout va bien ! Je suis sûr que les prochains résultats seront négatifs également !»
Mais non. Il n’avait pas tenté de me rassurer, mais juste renvoyée chez moi avec un arrêt maladie de cinq jours, le temps que je m’habitue au traitement, m’avait-il précisé.Mais je crois que je ne m’y étais jamais faite. Mon corps, ma tête, mon estomac rejetaient en bloc l’idée même que je puisse être contaminée par le VIH.
Je revenais donc, en ce 35e jour dans le service, les yeux rougis par le manque de sommeil et les joues creusées par le manque d’appétit.Et devinez sur qui j’étais tombée dès mon retour ? La dernière personne que j’avais envie de voir : Christèle, vipère en chef !
« -Alors Sarah, ça va ?
-J’ai vu mieux…
-Je m’en doute », dit-elle d’un ton faussement compatissant.
Et alors que je m’éloignais déjà, elle ajouta :
« -Madame Jean a dit qu’elle voulait te voir dans son bureau aujourd’hui. J’espère que ça va aller cette fois-ci parce qu’on en a bavé en ton absence, on est revenue chacune notre tour sur nos repos pour te remplacer… »
Et là, mon corps et ma tête se dissocièrent. Je me retournai, bras levé, main ferme…
La gifle…
Christèle, me regarda, stupéfaite comme une gamine de 8 ans. Elle porta sa main à la joue que je venais de heurter, sourit, puis disparut sans commentaire.
Je ne voulais plus subir quoi que ce soit. Humiliations, insultes, claques…Il était temps d’appuyer sur le bouton « reset » et de repartir sur de bonnes bases. Mes bases à moi…
*La charge virale est un examen qui mesure la quantité de virus présent dans le sang. Il est utilisé pour évaluer la sévérité de l’infection et l’efficacité des traitements.