Je me suis toujours amusée à comparer les gens à des animaux ou des insectes. Que ce soit d’un point de vue physique ou comportemental, les gènes primitifs se révèlent parfois plus qu’ils ne devraient.
Christèle était une vipère notoire. Sylvain, mon collègue infirmier, un oiseau aussi gracieux qu’un cygne et vif comme une hirondelle. Madame Jean, ma cadre, une louve menant sa meute avec fermeté. Le Docteur Perrot, chef de service, un bouledogue aussi hargneux qu’un yorkshire et Morgan un ours blond aussi attendrissant que Winnie l’ourson.
Et Thomas… Thomas avait toujours été un hybride pour moi. Un étalon puissant avec la prestance d’un lion.
Mais ça, c’était avant. Avant qu’il ne salisse mon ego et l’amour que j’avais pour lui.
Pourtant et malgré ce que j’avais enduré par sa faute : la déception, la nécessité de tout quitter pour changer de vie… Malgré tout ça, ce sentiment d’admiration était comme gravé dans ma chair, incrusté au plus profond de mes tripes. Je ne l’avais pas encore regardé que déjà mon cœur s’était rempli de ce culte que je lui vouais auparavant.
Il m’avait suffi de me retourner et de le découvrir, torse bombé et épaules droites pour que tout me revienne en flash comme un boomerang aux ailes coupantes. Le visage de Sabine et son regard tranchant s’étaient imposés à moi et j’avais quitté la salle de soin en lui passant devant, sans le regarder.
Morgan était resté coi, me demandant ce qu’il se passait et surpris que je ne lui réponde pas.
Evidemment, Thomas s’était lancé à mes trousses, rapide comme un cheval de course et sûr de lui comme le roi des animaux. J’étais sa proie, une biche coincée, sans issue de secours.
« -Sarah ! Attends !
-Non ! avais-je hurlé sans me retourner.
-Sarah ! Il faut que je te parle !
-Dégage ! » rétorquai-je avant de m’engouffrer derrière la première porte qui se présenta à moi.
La panique m’empêchait de raisonner.
« Eh bien mon petit chat ? Que vous arrive-t-il ? On dirait que vous êtes poursuivie par une meute de loups ! »
Madame Cilorne, la plus attachante des patientes…
Non, pas un loup, un cheval avec une crinière et des crocs acérés ! Respire, Sarah, respire.
Devant mon silence, elle me jeta un regard inquiet :
« Mais que se passe-t-il Sarah ? Vous m’inquiétez ! »
C’était le monde à l’envers, ma patiente alitée qui avait connu mille tourments dans la vie se faisait du souci à mon sujet ! Moi qui étais jeune et en bonne santé. Je n’avais pas vécu le quart de ses déboires, alors de quel droit me pointai-je dans sa chambre en quête de réconfort ?
« -Tout va bien madame Cilorne… Je viens voir comment vous allez, c’est tout…
-Et ça vous inquiète à ce point-là ? Vous avez vraiment l’air terrorisé ! »
J’avais encore le souffle court, incapable de récupérer du sprint que je n’avais pourtant pas couru. J’étais adossée à la porte et mon regard se portait alternativement de la fenêtre qui offrait une vue dégagée sur les toits de la ville à ma patiente qui me regardait d’un air suspicieux.
Ne pas inverser les rôles. Rester à sa place. La juste distance.
Trois coups retentirent de l’autre côté de la porte.
Pourvu que ce ne soit ni un cheval ni un lion ! Un poussin ! Ce serait très bien ! Ou une jolie petite tortue ! C’est mignon les tortues ! Enfin, tout sauf un chevalion !
Devant l’absence de réponse, on frappa à nouveau.
« Il faudrait peut-être ouvrir et arrêter d’avoir peur mon petit chat, tout ira bien… » dit ma patiente en plantant un regard mêlé de détermination et de soutien dans le mien.
Je respirai un grand coup et toujours en fixant ma patiente pour prendre ce qu’il me fallait de courage, je me retournai, saisis la poignée et l’abaissai avant d’entrebâiller la porte doucement.
Un ours… OUF !
« -Sarah ? Ça va ? souffla Morgan.
-Oui », répondis-je, peu convaincante en le laissant entrer.
Avant de refermer la porte derrière lui, j’eus le temps d’apercevoir Thomas, au milieu du service qui guettait ma sortie, les bras croisés.
« -Que se passe-t-il ? me demanda Winnie.
-Rien, ça va… je me suis souvenue que j’avais oublié de vérifier quelque chose dans la chambre de madame Cilorne, tentai-je de mentir avec peu de succès.
-Sarah, dis-moi la vérité. Qui est ce mec ? » insista Morgan.
Je déglutis puis expirai bruyamment.
« -Un fantôme de cheval venu du passé…
-Hein ?
-Laisse tomber, c’est personne ! »
Ma patiente suivait notre échange depuis son lit et décida d’intervenir :
« -Docteur, vous êtes venu pour retirer ma PCA ?
-Euh, oui, bien sûr, bégaya Morgan, se souvenant que nous étions dans la chambre d’une patiente.
-Très bien ! Avant ça, je voudrais qu’on m’accompagne aux toilettes s’il vous plait. Une envie pressante…
-Bien sûr madame ! » dis-je en me précipitant sur ma patiente qui était déjà en train de s’assoir au bord du lit.
Sauvée par le gong ! Et je ne croyais pas si bien dire …
Elle m’épargnait un échange compliqué et me permettait de gagner du temps pour trouver que répondre à Morgan.
J’escortai ma patiente boitillante jusqu’au cabinet de toilette qui se trouvait à quelques mètres de son lit, pris soin de refermer la porte derrière elle et me dirigeai d’un pas hésitant vers celui qui attendait des réponses de ma part.
« -Tu as vraiment l’air tracassé Sarah ! Dis-moi ce qu’il se passe » chuchota mon interne préféré.
Je n’avais plus le choix, il fallait que je me lance.
« Le jeune homme que tu as croisé s’appelle Thomas. Je le connais depuis longtemps. Thomas était… »
Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase.
Un bruit sourd nous parvint de derrière une porte. Il ne venait pas du couloir. La seule autre porte présente dans la pièce était celle des cabinets. Je connaissais ce bruit par expérience. Je l’avais tellement enduré à mes dépens… C’était le son d’un corps qui heurte quelque chose de plus solide, de plus fort que lui. Le bruit d’une chute, l’écho d’une tête heurtant le linoléum beige dont tout le service était couvert.
Je me précipitai vers la porte des cabinets, ayant le temps de craindre ce que j’allais y découvrir. Morgan avait été aussi rapide que moi et c’est ensemble que nous découvrîmes ma patiente préférée allongée sur le sol, les pieds sous le lavabo, le dos en travers de la porte et la tête sur le lino.
Elle avait les yeux clos et le teint livide.