Le vent souffle fort aujourd’hui. Si fort.
La plage en hiver, désertée et fraiche, donne parfois l’impression d’être en pleine tempête. L’écume des vagues transformée en brume vient fouetter mon visage qu’on dit paisible. Si calme et équilibré en apparence alors que la tempête intérieure est d’égale mesure à cette plage dont le vent parvient à soulever même le sable mouillé. Mon chien, Idem, semble lui aussi devoir lutter pour me rapporter le bâton que je lui lance encore et encore depuis plus d’une heure. J’aime ça, la plage livrée à sa solitude annuelle.
Ma tête est pleine des histoires que l’on m’a racontées. Celles des enfants de collèges et écoles élémentaires que je suis, soigne, panse et éduque depuis deux décennies.
Trente-deux ans de carrière, dont un passage dans une unité de soins intensifs qui faisait mon bonheur professionnel. J’étais heureuse d’aller travailler à l’époque. Savoir que chaque fois que je franchirais les portes du service, j’y retrouverais celle qui est maintenant « mon autre ». Le travail en équipe, les rires, les pleurs, la fusion professionnelle avec cette aide-soignante solaire, hors-norme qui a su me guider et me transmettre ses compétences avec générosité et spontanéité.
À côté de ce que je vis depuis que je suis infirmière scolaire, cette parenthèse de début de carrière est ma mémoire du bonheur. La solitude opposée au travail d’équipe que j’affectionne tant. Comme quoi, être heureux au boulot, c’est possible… A côté des confidences d’une gamine de huit ans parlant des sévices sexuels endurés par ses camarades de classe, les arrêts cardiaques, les décès et la grosse charge de travail m’apparaissent presque réconfortants.
Pourtant et malgré ce manque du monde hospitalier que je ressens, je ne peux pas regretter d’avoir choisi d’être infirmière scolaire. Je l’ai fait pour ma famille. J’ai pu, ainsi, élever mes enfants sans contrainte de mode de garde. J’étais présente tous les soirs, tous les week-ends et à chaque vacance scolaire. Mais l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle est-il possible lorsqu’on est infirmière ? Pour certains peut-être, mais pas pour moi, pas dans mon mode à moi.
Dans un monde idéal, il n’y aurait pas de guerre, pas de famine. Patrick Swayze serait toujours en vie, Hitler n’aurait jamais existé (Trump non plus) et j’aurais transféré mon unité de soins intensifs de la grande métropole qui l’abritait au bord de mer où je vis maintenant. Et puis je crois que j’aurais continué d’y travailler. Mes enfants s’y seraient faits, comme tous les autres et auraient compris, à mon épanouissement, que j’étais heureuse avec toutes les pièces du puzzle s’emboitant naturellement.
On ne revient pas en arrière et je suis de nature à me tourner vers l’avenir. Et puis, le poste que j’occupe m’a permis de développer ma capacité à prendre du recul sinon comment aurais-je survécu aux confidences que me faisaient les élèves ? Mon objectif et mes fonctions sont clairs : je suis là pour faire concilier du mieux possible, un état de santé optimal des élèves et leur scolarité. Comme de devoir gérer la fin de grossesse d’une gamine de douze ans qui cachait son état à ses parents et ses copains depuis plus de sept mois. Dans ce cas, discrétion et diplomatie furent de mise. Un entretien avec la famille et une prise en charge sociale avaient suffi à faire avancer la situation. Mais parfois, je ne dis pas tout le temps, mais parfois, la procédure de signalement au procureur de la République s’impose. Et là, les choses se compliquent entre la solitude due à l’obligation de secret professionnel et l’incompréhension des parties concernées qui tentent de négocier. Mais comment peut-on ne serait-ce que penser qu’il est possible de négocier à l’amiable dans un cas d’agression sexuelle sur un enfant ?
Dans quel monde vivons-nous ?
Un univers de tempête où le vent souffle si fort qu’il fait trembler le sable humide.
Le vent commence à tomber, la tempête s’apaise et le soleil tente une percée timide, mais efficace.
Un arc-en-ciel se forme au-dessus de l’eau. Idem se fige, comme happé par sa contemplation. Moi aussi et j’escalade cette arche multicolore pour rejoindre la partie de moi réconfortante et apaisante. Cet endroit où je ris avec « mon autre » dans un univers blanc et aseptisé avec comme fond sonore, les bips répétitifs des moniteurs de surveillance. Une douce mélodie à mes oreilles, apaisante comme le vent sur la plage en hiver.