Les chapeaux d’Adèle

Nouveau jour, nouvelle tête, nouvelle aventure.

C’est drôle comme on peut, avec un même diplôme, exercer des métiers très différents. Ma vie professionnelle est en mouvement constant. Un changement perpétuel qui ramène pourtant toujours au même point : soigner. Je suis infirmière en cardiologie depuis quinze ans et coordinatrice en éducation thérapeutique depuis trois.

Je change de casquette avec aisance et allégresse à un rythme bien défini. Ce qui est bizarre, c’est que j’aime la stabilité et le sentiment de sécurité qu’elle apporte, mais là, j’adore ces changements, cette mobilité qui comble mes désirs professionnels sur de nombreux points.

Comme si j’alternais entre deux chapeaux qui me vont tout autant l’un que l’autre. Je redécouvre leur potentiel mode chaque jour en les mariant avec diverses tenues.

Quatre-vingts pour cent du temps que je passe à l’hôpital est dédié à l’éducation thérapeutique. Ces jours-là, je porte un Fedora beige orné d’un ruban de satin noir. De ces couvre-chefs que l’on trouve sur les têtes brushées et maquillées des femmes d’affaires, celles qui ont des responsabilités et sont habituées à se débrouiller seules. J’évolue en solitaire dans ma fonction de coordinatrice thérapeutique. Seule responsable de la prise en charge des patients sous anticoagulants oraux. J’ai un rapport privilégié avec eux. Je les reçois en rendez-vous hors hospitalisation et, la plupart du temps, ils sont ravis de recevoir des informations sur leurs traitements ou leur pathologie avec un interlocuteur privilégié. C’est souvent l’occasion de confidences plus intimes que lors d’un rendez-vous médical. C’est une des raisons qui me fait apprécier mes fonctions actuelles. En début de carrière, j’aimais beaucoup la technicité du service de soins intensifs dans lequel je faisais mes premiers pas. Mais je me suis vite rendue compte que les moments que j’affectionnais le plus, ceux qui me faisaient penser que j’avais fait le bon choix de carrière, étaient lors de soins emprunts d’une proximité incitant à la confidence. En particulier pendant les soins d’hygiène où mes patients se confiaient sur leur vie. L’écoute est essentielle dans cette partie de mes fonctions, mais aussi dans n’importe quel secteur d’exercice du métier d’infirmière.

Les pathologies cardiaques touchent tous les types de population, de tout milieu social et culturel. Alors oui, l’écoute, l’adaptabilité et une pointe de créativité sont les trois éléments que je cache sous mon chapeau lors des journées d’éducation thérapeutique.

Et puis les vingt pour cent restants de mon temps de travail, je retourne à mes premières amours. J’enfile mon chapeau de paille, celui associé aux tongs et à la détente, et j’injecte, je prélève, je sonde, je relève des constantes, je lave, je masse, je rie avec mes collègues, je retrouve une vie professionnelle d’équipe. Je ne parle pas de chapeau de paille parce que le rythme lorsqu’on est infirmière en cardiologie serait cool et permettrait de siroter un cocktail multifruits les doigts de pied en éventail allongé sur un transat. Non, bien au contraire. Malgré une charge de travail croissante et épuisante physiquement, le service de soin dans ce qu’il a de plus classique, c’est la base, ma base. Celle où j’ai fait mes premières armes.

Même si, au quotidien, l’éducation thérapeutique m’apporte, en plus du renouveau et du sentiment d’indépendance, du temps pour mes enfants et mon mari, c’est en service de soin que j’ai vécu le plus beau moment de ma carrière : un mariage auquel j’avais assisté dans la chambre d’un patient. Sa femme portait un beau tailleur beige et un chapeau qui faisait d’elle une sublime mariée. Je crois que j’ai vraiment un truc avec les chapeaux…

Aujourd’hui, je suis une working girl, heureuse de l’opportunité qui s’est présentée à moi il y a quelques années et que je ne regrette pas d’avoir saisie. Avec mon Fedora imaginaire, je me sens l’âme d’une conquérante, une star reconnue mondialement, la Romy Schneider de l’éducation thérapeutique (avec la vie digne d’une tragédie grecque en moins).

Je m’apprête à animer une séance de groupe sur les risques hémorragiques liés à la prise d’anticoagulants oraux. Totalement disponible pour mes patients et prête à répondre aux diverses questions. Loin des nuisances des services de soin (téléphone, visite des médecins, etc.) Aujourd’hui j’ai le temps d’écouter ce qu’on a à me raconter, les expériences de vie, les craintes, les incompréhensions. Chacun de mes patients porte un chapeau, un bob Ricard, une casquette Yankees, un Panama cubain… En tout cas, c’est comme ça que je les imagine (j’ai vraiment une obsession pour les couvre-chefs). Et mon rôle aujourd’hui est de réussir à leur faire ôter leur coiffe pour qu’ils me dévoilent leurs inquiétudes, leurs faiblesses et leurs forces. Alors, pour les mettre en confiance, je commence par enlever mon propre chapeau :

« Bonjour à tous, je m’appelle Adèle. Bienvenue à cette séance d’éducation thérapeutique… »

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