« Si tu m’engueules, je chiale. »
Voilà la réponse de Marie lorsqu’en arrivant, vendredi 27 mars, je lui avais demandé, devant son air abattu, si elle allait bien.
Mais quelle raison aurais-je eue de la disputer ? Marie était la collègue idéale sous tous rapports : drôle, dynamisante pour l’équipe, compétente et consciencieuse. Une journée passée avec elle laissait un petit quelque chose d’apaisant dans l’âme. Il y a des gens, comme ça, qui par leur simple présence et leur rayonnement savent alléger le poids d’une vie trop chargée d’épreuves, remettre en harmonie des cheveux ébouriffés. Et même si elle avait été odieuse et teigne, ce n’est pas à sept heures du matin, dès ma prise de fonction, que cela aurait pu arriver.
La réponse de Marie à la question que, la plupart du temps, on posait sans vraiment y prêter attention, signifiait clairement que non, elle n’allait pas bien, oui, elle se sentait vulnérable et non, elle ne savait pas comment gérer cette détresse émotionnelle.
Alors le coronavirus avait donc décidé de n’épargner personne ? Infestant soit les cellules de son hôte, soit son moral. Car ceux qui ne l’avaient pas encore eu vivaient avec la crainte de le contracter.
Mon état émotionnel était semblable au sien.
Au stress ambiant, je devais ajouter le manque de l’être aimé. Je n’avais pas vu Morgan depuis quatre jours. Nous communiquions uniquement par téléphone alors que nous étions supposés vivre ensemble. Le nombre de patients ne cessant d’affluer malgré le confinement instauré depuis dix jours, la seconde salle de réveil fut réquisitionnée à son tour. Notre capacité d’accueil passait de huit à quinze patients covid. Le personnel supposé être affecté au bloc avait donc été mobilisé pour préparer une deuxième unité de réanimation covid intra bloc. Le programme opératoire fut totalement interrompu. Nous n’opérerions plus jusqu’à nouvel ordre. Morgan et l’équipe chirurgicale furent mobilisés toute la semaine pour lister les opérations ne pouvant être reportées et trouver des hôpitaux susceptibles d’accueillir patients concernés et chirurgiens. Seules les interventions d’urgence vitale et oncologiques furent maintenues. Ainsi, Morgan allait devoir effectuer des gardes dans un hôpital situé à quarante-cinq minutes de chez nous, deux jours par semaine. Le reste du temps, il le passerait dans les services nécessitant, soit une aide médicale, soit une aide physique. C’est cette même semaine que notre établissement devint référent covid départemental. C’est-à-dire qu’à partir de là, nous ne fîmes plus que du covid. Seules la cancérologie et la neurologie maintinrent leur activité, bien que réduite au maximum. La cardiologie, la médecine, la pneumologie, la chirurgie, les consultations, tout fut interrompu pour favoriser l’accueil des patients atteints par le coronavirus qui n’arrêtaient pas d’affluer aux urgences. L’hôpital était plein de patients atteints par le coronavirus. La réanimation ne désemplissait pas et chaque jour, les unités dites de « rescue » (comme un SMUR intra hospitalier) montaient dans les étages intuber en urgence des patients en détresse respiratoire sévère. La déferlante était si haute qu’elle cachait même la lumière du soleil, assombrissant un ciel serein.
Aussi ironique que cela puisse paraitre, je trouvais plus de réconfort à l’hôpital que chez moi. Mon amoureux me manquait, sa présence réconfortante, son amour pour moi, notre complicité, tout ça était absent dans ma vie au moment où j’en avais le plus besoin.
P***** de virus !
Au bloc, je parlais, j’écoutais, je comprenais et me sentais comprise en retour. Avec mes collègues, nous traversions les mêmes tourments, nous avions les mêmes interrogations. Comment ne pas ramener cette merde chez moi ? Comment profiter du peu de temps dont je dispose pour récupérer et trouver un peu de réconfort ? Comment gérer la pression émotionnelle ?
J’arrivai donc pleine d’espoir ce vendredi matin, malgré le fait que je travaillerais pour la première fois côté COVID. J’espérais croiser Morgan. Je savais qu’il avait passé la nuit à l’hôpital pour terminer d’organiser le transfert des derniers patients chirurgicaux encore présents dans les murs de l’hôpital. La détresse de Marie n’avait fait qu’anéantir cet espoir. Je me laissai contaminer par sa tristesse, voyant tout en noir, perdant tout espoir de quoi que ce soit.
Avant de quitter la salle de pause et dans un souci de solidarité, je me tournai vers Marie :
« Dis-toi que tu n’es pas seule, Marie. Nous sommes ensemble et solidaires. Personne mieux que nous ne peut comprendre ce que tu ressens…
—Dans la même galère ? avait-elle questionné tristement.
—Dans le même bateau », précisai-je en tentant d’arborer l’air le plus convaincant possible.
Un sourire incertain fut sa seule réponse.
Arrivée devant la salle de réveil, je commençai à m’équiper, aidée par ceux dont le rôle était de servir les soignants de l’autre côté des portes automatiques, ceux qui baignaient dans la Covid. De l’autre côté, les IBODES et brancardiers devenaient aides-soignants tandis que les IADES se changeaient en infirmiers. De l’autre côté, nous basculions dans un autre monde, un univers où rien ne ressemblait à ce que nous avions connu auparavant.
Il faisait beau ce jour-là. La lumière du matin apportait une douceur printanière à l’ambiance calfeutrée de la SSPI1 où, pour le moment, cinq patients étaient alignés les uns à côté des autres. Tous intubés, ventilés, sédatés.
Le matériel nécessaire à leur prise en charge laissait à peine la place aux soignants pour passer d’un côté à l’autre d’un lit. Des femmes, des hommes, plus ou moins jeunes, plus ou moins gros, nos cinq premiers patients offraient un panel nuancé de la population française. Roux, bruns, blonds, d’origines ethniques diversifiées, toutes les populations étaient touchées.
Nous pénétrâmes dans la salle de réveil. Le son des portes automatiques se refermant derrière nous couvrit quelques secondes celui des respirateurs aux rythmes décalés.
Le spectacle donnait la chair de poule.
Ces patients avaient un point commun : leurs visages impassibles. Bouche entrouverte d’où sortait le tube qui les maintenait en vie, corps étendus, inertes. Une odeur douce d’huile de massage se mélangeait à celle, un peu plus acre, de l’alcool cutané. Nous percevions tout ça malgré nos masques épais et protecteurs.
Je pris les transmissions des deux patientes dont j’avais la charge avec Charline, une IBODE (ou aide-soignante covid), comme binôme. Nous débutions toutes les deux dans ce secteur, mais heureusement, le reste de l’équipe enfermée dans le bocal en était à son deuxième ou troisième jour dans l’arène. Corine, IADE en temps normal, nous expliqua les soins à réaliser à chaque tour et c’est les mains tremblantes que je touchai pour la première fois ma patiente du poste numéro 1.
Soins de sonde, vérification de pression, prise de température, soins d’yeux et de bouche, prévention d’escarre, administration de traitements et autres soins visant au confort ou à l’amélioration de l’état général. Je fis de mon mieux, tentant de me remémorer mes cours sur la réanimation.
L’ambiance intracovid était douce, rassurante ce matin-là.
J’étais en train de relever les constantes de ma patiente, penchée sur la pancarte format A3 conçue pour, lorsque j’entendis les portes automatiques s’ouvrir. Je tournai instinctivement la tête dans sa direction.
Il était là.
Cerné, masqué, blouse froissée, Morgan me regardait.
Mon premier réflexe fut de me précipiter vers lui, mais elle était là, la barrière invisible, le mur dressé entre l’intérieur et l’extérieur. Je m’arrêtai net à environ un mètre de distance.
« Salut toi, dit-il d’un ton désolé.
—Salut », frémis-je à mon tour
Notre échange, en apparence habillé de ces deux petits mots, était en fait bien plus riche. Je n’oublierai jamais le regard de Morgan, désolé et rassurant. Il accompagna le sourire que je devinai dans son regard d’un petit hochement de tête. Son attitude ne se limitait pas à un simple « salut ». C’était une dose de courage qu’il m’adressait, un « tu me manques », un « sois forte », un « je suis là », un « je t’aime ». Son « salut » était l’enveloppe de chaleur dont j’avais besoin pour avancer…
Nous nous fîmes face ainsi quelques instants sans nous toucher, sans nous embrasser, sans nous aimer, avant qu’il ne gagne le vestiaire pour rentrer, enfin, chez nous, profiter d’un repos qui devenait vital.
C’était une frustration, une souffrance commune à tous : le manque de ceux qu’on aime.
Ma journée fut plus légère que je ne l’avais imaginée et je pris mes marques rapidement. En rentrant le soir et bien que l’impatience m’animât plus que de coutume, je ne pus échapper à ma voisine, une petite mamie d’environ soixante-dix ans qui semblait guetter mon retour par l’œilleton de sa porte d’entrée.
« Bonsoir Sarah ! Comment vas-tu, ma petite ?
—Bien, madame Plume, merci.
—Ce n’est pas trop dur à l’hôpital ?
—…
—J’imagine bien… Quand travailles-tu la prochaine fois ?
—Dans deux jours.
—Je voudrais faire un gâteau pour tes collègues et toi. Je le déposerai devant ta porte.
—C’est très gentil ! répondis-je en plongeant mon regard dans le sien.
—Ce n’est rien, comparé à ce que vous faites pour nous… »
Ce soir-là, c’est dans les bras de Morgan que l’émotion me gagna, au son des applaudissements qui résonnaient dans notre rue à vingt heures. Partout, des gens à leur balcon, à leur fenêtre, faisaient éclater à nos oreilles, la douce mélodie de leurs encouragements.
C’est là que je devrais puiser ma force dès lors, dans l’espoir que Morgan et que la population mettaient dans ma capacité et celle de mon équipe à nous sortir de cette situation. C’est dans tout cet amour soudain disséminé un peu partout et que je ressentis intensément ce jour-là que je trouverais le courage de me lever chaque matin pour franchir les portes automatiques de la salle de réveil.