Je me souviens de ce début de confinement comme d’une période sans rire où la gravité semblait peser sur chaque paire d’épaules, avoir terni les regards et imprégné le moral des plus joyeux même.
Finis les rires, finis les plaisanteries, même des plus espiègles, en tout cas sur le lieu où je passais le plus clair de mon temps, l’hôpital. La légèreté n’était pas de mise en ce mois de mars 2020. Les sourires étaient faussés et détournés de leur symbolique primaire, celle de l’apaisement. Ceux, craintifs, emprunts de pitié ou encore admiratifs habillaient désormais les visages de mes proches ou de mes voisins. A l’hôpital c’était autre chose. Les yeux étaient écarquillés d’appréhensions, tristes et apeurés. Je devais très certainement avoir la même tête que mes collègues le matin en arrivant. Vous vous souvenez de Gertrude ? La boule au ventre qui m’avait accompagnée toute la journée lors de mon arrivée dans cet hôpital ? Eh bien, il semblerait qu’elle se soit dupliquée et répandue chez les soignants de mon service. Une Gertrude habitait l’abdomen de chaque soignant présent au bloc opératoire à cette période, et ses yeux injectés de sang transparaissaient dans leurs regards.
Lundi 23 mars, nous étions prêts à accueillir nos premiers patients COVID, fusil d’assaut chargé, bouclier et gilet pare-balle en place. Nous avions passé la semaine précédente à préparer le champ de bataille.
La première réunion COVID au bloc s’était tenue le lendemain de l’annonce faite par le Président de la République, vendredi 13 mars. Je n’y étais pas, en repos alors.
Suite à la visite des médecins réanimateurs une semaine auparavant, nous savions que nous étions susceptibles de transformer notre bloc opératoire en service de réanimation. Toute l’équipe du bloc était concernée, du chirurgien au brancardier. Morgan et moi étions dans le même état d’esprit, dans l’attente un peu inquiète de savoir comment nos fonctions allaient évoluer dans les jours à venir et les soirées à notre appartement n’étaient que la continuité des journées passées dans l’esprit COVID au bloc. C’est ce vendredi 13 que le groupe whatsapp « Réa COVID bloc » fut créé par la cadre anesthésiste du service, Valérie C., et dès lors, mes journées furent rythmées par les nombreux messages échangés par ses membres. Notes d’information, plannings remaniés, rectifiés et replanifiés, questions diverses, réponses précises ou approximatives. Les choses prenaient donc forme, encore un peu plus, et la menace s’accentuait. Les plaisanteries, blagounettes et autres sarcasmes arrivèrent plus tard sur ce groupe. A cette heure, nous ne savions plus rire.
Après le message explicatif de Valérie sur l’objectif de ce groupe, une photo avait suivi, la première d’une longue série. Je n’imaginais pas à quel point ce que je vis sur mon téléphone ce vendredi 13, inédit et surprenant pour moi, deviendrait banal la semaine suivante. Mes collègues y apparurent, tous masqués et réunis dans la salle de réveil numéro 2, uniformément vêtus des tenues de bloc bleues, certains assis au sol, d’autres sur des brancards ou debout les bras croisés. Les regards convergeaient dans la même direction, au niveau du bureau central de la SSPI2. Sûrement là où se trouvaient les trois cadres du service, la cadre supérieure de santé et le chef de service. La photo ne les montrait pas, je ne vis que les airs graves et les statures crispées de mes collègues. Il s’agissait de la première réunion d’information. Celle au cours de laquelle l’équipe dirigeante du bloc opératoire annonça que l’activité chirurgicale serait, et ce dès le lundi suivant, réduite à quatre salles d’opération au lieu de dix. L’information la plus importante, celle que nous attendions tous, mais ne savions comment envisager, tomba également : la SSPI1 serait transformée en service de réanimation pour accueillir les patients intubés, atteints du coronavirus, que la réanimation n’avait plus les moyens de prendre en charge. La SSPI2 servirait à la prise en charge des patients post opératoires des quatre blocs qui continueraient de tourner.
Ainsi donc, leurs vingt lits étaient seulement et uniquement dédiés à ces patients dans un état respiratoire critique que, il faut le reconnaitre, nul ne savait soigner à cette époque. C’est étrange d’employer le terme « époque » pour définir une période datant d’il y a quelques mois seulement, mais cela permet de marquer la différence avec aujourd’hui. Toujours le même virus, toujours le même type de patients aux comorbidités semblables (âge, diabète, hypertension, surpoids), mais une prise en charge qui fait toute la différence et qui offre plus de chances de survie. « Aujourd’hui » est réellement un terme explicitant une ère nouvelle, pas encore optimale, mais bien meilleure que cette « époque ».
C’est donc au cours de cette réunion où tout le personnel présent était convié, MAR (médecins anesthésistes et réanimateurs), infirmiers, IADE (infirmiers anesthésistes diplômés d’état), IBODE (infirmiers de bloc opératoire diplômés d’état), aides-soignants, brancardiers, chirurgiens, logisticiens du bloc opératoire, qu’il fut demandé à ceux qui pouvaient revenir dès le lundi suivant pour aider au réaménagement du service de se manifester auprès des cadres.
Je me présentai donc ce lundi 23 mars, comme beaucoup d’autres, avec une authentique évidence et revins chaque jour de la semaine qui suivit. Soit parce que mon planning était prévu ainsi et que je devais assurer la surveillance des patients dont l’intervention avait été maintenue en salle de réveil, soit pour aider au relooking du bloc. C’est ce même lundi qu’au vu du manque de conscience dont semblait faire preuve l’ensemble de la population, le confinement se trouva renforcé. Durant le week-end qui suivit l’annonce de confinement partiel, les gens étaient sortis, s’étaient promenés dans les rues ensoleillées qui laissaient le printemps prendre l’ascendant sur l’hiver, ou avaient rendu visite à leurs proches.
Ecoles fermées, commerces non essentiels fermés, déplacements interdits au-delà d’1 km autour de son domicile et flux régulé dans les grandes surfaces. Mais heureusement, à défaut d’être pourvu d’une conscience citoyenne (car c’est bien de cela que l’on parle quand on souhaite éviter la transmission d’un virus mortel), le Français connait ses besoins essentiels. Les rayons de papier toilette avaient été dévalisés. Je ne ferai pas de commentaires au sujet de cet événement important dans l’histoire de l’évolution de cette épidémie mais vous laisserai seuls juges de ce qui motive le monde en période de crise.
Il nous aura fallu quatre jours. Quatre-vingt-seize heures à travailler encore et toujours en équipe pour monter un service de réanimation. Une armée de schtroumpfs et schtroumpfettes chamboulant le village de champignons rouges à pois blancs. Entre deux réunions collectives avec l’infirmière hygiéniste de l’hôpital, les médecins réanimateurs ou encore les infirmières de réanimation venues nous accorder une formation express, nos petites mains gantées cochèrent les cases d’une liste non exhaustive de tâches à accomplir. Il nous fallut vider la salle de réveil en songeant qu’un jour, il faudrait la remettre en état de fonctionnement pour le bloc opératoire, installer les lits commandés, mettre en place des protocoles de soins en s’inspirant de ceux de la réanimation, mettre en place un fonctionnement le plus sécuritaire possible dans un open space infecté, lister tout ce dont nous avions besoin : pousse-seringue électriques, pieds à perfusion, matelas à air, pompe d’alimentation entérale (par sonde naso-gastrique), kit de cathétérisme central et artériel… et beaucoup d’autres que nous ignorions encore.
Mais le jeudi soir, tout était prêt. Dans les starting blocs, masque canard et blouses de protection prêts à être dégainés.
Vendredi passa sans qu’il ne se produise rien. Samedi également et dimanche aussi… Nous commencions à croire que tout cela n’était qu’une plaisanterie, que nous avions fait tout ça pour rien. L’inquiétude, l’appréhension, la fatigue, les cauchemars, l’estomac noué, tout ça n’aurait été que le fruit de politiciens et de dirigeants alarmistes et zélés ? J’imagine le sourire qui se dessine sur vos lèvres… Eh oui, certains pensent encore aujourd’hui que tout ça n’est qu’une fumisterie.
Outre le fait que ce discours constitue un réel manque de reconnaissance et donc de respect des professions hospitalières qui se sont battues « sur le front » pour reprendre les termes employés à cette période, seule la bienséance m’empêche d’en tirer certains par la peau des fesses pour les obliger à vivre vingt-quatre heures avec nous. Même douze heures suffiraient. S’ils avaient traversé ce que nous avons traversé, continueraient-ils de nier l’évidence ? De demander, sarcastiques, combien de patients étaient hospitalisés en réanimation l’année précédente (eh banane, il y en avait autant hors covid, ceux qui sont atteints du coronavirus viennent s’ajouter aux autres qui embolisent déjà les services tous les ans. Pas besoin d’avoir fait math sup pour comprendre que beaucoup + encore plus = trop) ? De crier au manque de liberté que le confinement et le port du masque imposent ? De croire un gourou aux allures d’elfe du père noël, certes reconnu pour ses talents passés, qui crie au mensonge pendant que la quasi-totalité du monde scientifique affirme son contraire ? Sérieusement ? What the fuck ?
Bref, nos questionnements furent temporaires car ce lundi 23 mars, tout commença réellement. C’est avec fébrilité et les mains tremblantes que l’équipe présente s’équipa : charlotte, masque FFP2, lunettes, surblouse, gants manchettes. Et alors que le premier patient, premier d’une longue série, remontait le couloir menant à l’entrée de la salle de réveil escorté de réanimateurs, infirmiers, brancardiers et harnaché comme un sapin de noël, les cœurs de serrèrent, les respirations s’accélérèrent. C’était l’heure du combat, l’heure d’entrer sur le ring.