Je me sentais sale.
Poisseuse de toute cette énergie dépensée et de ces espoirs qui avaient failli interrompre les battements de mon cœur aussi. J’étais sonnée, comme dans une bulle , après cette épreuve physique et psychologique.
Sur le trajet qui nous menait au bloc opératoire, Madame Dupuis avait fait un nouvel arrêt cardiaque. C’est ainsi que je m’étais retrouvée, à nouveau, à genoux sur le lit pour pratiquer un massage cardiaque externe. Le lit continuait d’avancer, poussé activement par deux brancardiers et escorté d’un côté par Morgan, l’interne héroïque et de l’autre par le docteur Perrot, tyran de chef de service.Comme je m’en doutais, dès l’arrivée à l’entrée du bloc, une infirmière me relaya. J’avais vu le lit, ma patiente et toute son escorte disparaître derrière les portes à fermeture automatique. Je ne sais pas combien de temps j’étais restée là, hébétée, les bras ballants et le pantalon maculé de sang.
Toujours est-il que lorsque je regagnai mon service, le rythme quotidien avait repris son cours. Chacun était affairé à préparer ses soins et le chariot d’urgence avait retrouvé sa place. Le scellé* avait disparu et le plateau du dessus gardait les traces de l’agitation survenue quelques minutes auparavant.Mes collègues m’accueillirent avec attention. Chacun d’eux interrompit son travail pour venir à ma rencontre. Même Aurélie et Christelle affichaient un air compatissant. Il y avait donc un peu de bonté sous ces enveloppes humaines aux allures de concierges permanentées ?!
-Ça va Sarah ? Pas trop sonnée ? s’inquiéta Sylvain.
-Tu as fait de ton mieux ! ajouta Christelle.
-Il n’y a plus qu’à attendre maintenant, t’inquiète pas, ils vont vite trouver la source de l’hémorragie. dit Aurélie à son tour.
-Va prendre une douche, on s’est réparti ton secteur. renchérit Christelle.
Pourquoi tant de gentillesses et de compassion soudainement ? Parce qu’elles m’avaient vue me battre pour tenter de sauver une vie ? Elles avaient été témoins de ma bataille à main nue, de mon combat contre le sanglant imprévu qui avait mis en branle la routine quotidienne du service.
En fait, non, elles n’étaient pas restées simples spectatrices… Les images me revinrent tandis que l’eau coulait sur ma peau pour tenter d’effacer les traces de ce qui venait de se passer.
Mes collègues étaient montées au front avec moi.
Elles avaient livré bataille à mes côtés. Aussi différentes que nous soyons les unes des autres et même si nos liens, à ce jour, n’en étaient qu’à de simples rapports professionnels, durant ces quelques minutes, nous avions oublié nos différends.
Sylvain avait perfusé madame Dupuis. Christelle avait injecté l’Adrénaline demandée par Morgan. Aurélie avait amené le chariot d’urgence puis le tensiomètre. D’autres avaient tout organisé par téléphone pour le départ au bloc de madame Dupuis : brancardiers, anesthésistes, infirmières de bloc opératoire.Plusieurs mains s’étaient jointes dans un seul et même but : faire battre un cœur.
Quelques larmes montèrent lorsque je posai les yeux sur ma tenue de travail qui formait désormais une boule rouge et blanche sur le sol.A cet instant précis, je ne souhaitais qu’une chose : que madame Dupuis s’en sorte.
Je serais incapable de dire combien de temps j’étais restée sous la douche dans le vestiaire. Trente minutes ? Une heure ? En remontant dans le service, je fus surprise de voir que Morgan était revenu. Mes collègues formaient un attroupement autour de lui.Je hâtai le pas avec la crainte d’avoir raté une information importante concernant l’état de santé de ma patiente. Mon inquiétude devait se lire sur mon visage car avant même que je n’atteigne le groupe et que mes collègues ne me voient, Morgan me remarqua et me sourit en disant sur un ton qui se voulait rassurant :
-Elle est sortie du bloc. On a trouvé l’hémorragie… Une suture de l’anastomose qui a lâché.
Tout le monde me regardait mais je restai muette, attendant un « mais » qui introduirait forcément un « on a fait tout ce qu’on a pu mais c’était trop tard » ou « malgré tous nos soins, elle est décédée en salle de réveil ».
Morgan reprit pour achever la torture de l’attente :
-Elle a reçu six poches de sang et trois plasmas. Elle est toujours intubée mais pour l’instant ta patiente est stable sur le plan hémodynamique.
Il appuya sur le « ta » avec un sourire aussi victorieux qu’un lycéen venant de voir son nom sur la liste des admis au baccalauréat.
-Vous méritez bien une petite pause café ! lança Sylvain, comprenant que mon mutisme était dû à l’émotion et qu’il n’était pas nécessaire que tout le monde assiste au torrent de larmes qui risquait de me submerger d’un moment à l’autre.
Je suivis Morgan en salle de pause où je l’observai verser la potion noire revivifiante dans deux tasses. Il prit place sur la chaise à côté de moi et me tendit le mug de café.
-Tu as assuré Sarah, bravo. Souffla-t-il comme s’il avait peur de me voir défaillir en parlant trop fort.
-Tout le monde a assuré. Toi en particulier. Tu as pris les choses en main avec professionnalisme et confiance.
-Peut-être mais tu étais en première ligne et ça fait quoi ? Deux semaines ? Trois ? Que tu es là ? On dirait que tu fais partie du service depuis des années !
Je soufflai avant de répondre :
-Mais si j’étais passée plus tôt ou si j’avais regardé immédiatement sous ses draps ou…
-Ça n’aurait rien changé ! me coupa-t-il en attrapant ma main. Elle va s’en sortir !
Son geste me déstabilisa plus que ses paroles. Je fixai la tasse devant moi et sombrai à nouveau dans le mutisme. Il cherchait un regard que je refusais de lui accorder puis il dit tout bas :
-Et maintenant, si on parlait de ce qu’il s’est passé samedi soir ?…
* Chaque service de soin doit être équipé d’un chariot d’urgence. Celui-ci permet, en cas de détresse vitale, de manipuler avec rapidité drogues et matériel de réanimation. Il est contrôlé régulièrement et après chaque utilisation (péremptions, bon fonctionnement du matériel). Le scellé est un cadenas en plastique rigide numéroté et à usage unique, ouvrable avec une paire de ciseaux. Il garantit la disponibilité des produits et équipements du chariot d’urgence.