J21 (ép4) : Éblouie

Encore une fois le silence  laissait place au flot agité de pensées négatives qui venaient s’écraser sur les parois de ma boite crânienne comme des vagues tempétueuses échouant sur des rochers.


-Sarah, il faut vraiment qu’on parle de samedi soir…
Morgan appuya sur le  « vraiment » comme si je n’avais pas compris que c’était important pour lui.


Dis quelque chose Sarah ! N’importe quoi, ce qui te passe par la tête ! Il faut absolument combler ce vide sonore qui laisse place à n’importe quelle possibilité.


Et je ne voulais pas que cette place soit prise par quoi que ce soit. Il s’était passé des choses deux jours auparavant, mais je ne souhaitais pas en parler. Pas maintenant, pas comme ça, pas après avoir tenté de réanimer ma patiente. Pas après avoir essayé de faire repartir son cœur. Le mien était éteint de toute façon, en arythmie, complètement désorganisé.


Je donnais tout pour mes patients, mais n’avais pas la force de faite de même avec mon entourage. Je risquais trop. Je l’avais fait auparavant et j’avais échoué. Alors, après  Thomas, Sabine et leur relation fécaloïde, je m’étais juré de ne plus jamais exposer mon cœur au moindre risque de  contamination par des excréments.


Un proverbe africain dit : « Si tu ne veux pas avoir les pieds qui puent, contourne la merde »


Je savais très bien de quoi Morgan voulait parler.


Samedi soir. Soirée de départ de Marion et Charlène. Caipirinha. Restaurant.Vin. Bar dansant. Re- Caipirinha. Arrivée de Morgan.  Vodka. Ivresse. Désinhibition. Pleurs. Consolation dans des bras rassurants.  Re-Vodka. Dérapage incontrôlé. Retour maison accompagnée. Réveil dénudée . Morgan à côté. Mal de tête.  Gène réciproque. Doliprane. Fin de l’histoire.

J’avais prétexté une journée chargée avec visite de mes parents et nous nous étions quittés en nous saluant par un signe de la main.  Mais comment avais-je pu perdre le contrôle à ce point ?! J’aimais bien Morgan, mais je ne l’aimais pas. Il était sympa avec moi et j’appréciais de parler avec lui, mais à aucun moment l’idée de me réveiller nue à ses côtés un dimanche matin ne m’avait effleuré l’esprit (je parle de l’esprit clair, pas de celui imbibé par une alcoolémie importante).


-Je crois qu’on a commis une erreur. Reprit-il.
Quoi ? C’est moi l’erreur ? Je le sais… Mais mon orgueil en prend un coup quand même…

-Je suis d’accord. Répondis-je en levant enfin la tête. -J’ai eu tort de partir comme ça dimanche matin. Il fallait mettre les choses à plat. -C’est vrai, mais je crois que nous étions tous les deux surpris par ce qui s’était passé et … -Je suis parti vite. M’interrompit mon interlocuteur. -Je t’ai presque mis à la porte. -Une fois rentré chez moi j’ai regretté…
Aie, deuxième uppercut dans mon ego. -Moi aussi, arguai-je malgré tout. -J’ai regretté de ne pas avoir passé la journée avec toi.-Moi auss…
Hein ? Quoi ? Comment ? Heu, je ne suis pas sûre d’avoir compris.

-Morgan , je te cherchais justement ! apostropha le docteur Perrot en entrant dans l’office juste à point.
Un mélange de stupeur et de soulagement devait se lire sur mon visage, car Morgan lâcha ma main avant de me lancer un regard déçu. Il se leva et fit face à son supérieur, me laissant stupéfaite sur ma chaise.
-Oui Bernard ? Il y a un problème ? -J’ai eu l’équipe d’anesthésie, madame Dupuis va être réveillée. Ils proposent que tu assistes à l’extubation.
Puis se tournant vers  une Sarah rouge de gêne , il ajouta :
-Et vous aussi Sarah…
C’est la première fois que je vis le chef de service m’adresser un sourire volontaire.
Dans l’ascenseur qui nous menait tous les trois au bloc opératoire, je sentais le regard insistant de Morgan sur moi, mais ma tête était déjà à l’extubation de ma patiente. Qu’allai-je lui dire, Quels souvenirs garderait-elle des événements ? Quelles séquelles ? Quelles seraient les conséquences de son hémorragie ?À peine étions-nous arrivés en salle de réveil, équipés de masques, charlottes et surchaussures  que l’infirmière anesthésiste arrêtait la sédation.


Madame Dupuis ouvrit les yeux au bout de quelques minutes, son assistance respiratoire put être arrêtée et son tube enlevé. Mon attention fut centrée sur ses premiers battements de cils, son premier froncement de sourcils, le premier mouvement de ses mains ou ses lèvres qui grimacèrent. Comme on s’émerveille des premiers gestes d’un bébé, je fus éblouie par son retour à la vie.


Je savais que je devais retourner dans mon service pour reprendre mes soins et soulager mes collègues qui tournaient avec une infirmière en  moins depuis quelques heures, mais je n’arrivais pas à m’y résoudre. J’échangeai avec les infirmières du bloc ou les anesthésistes sur la manière dont s’était déroulée la réanimation de madame Dupuis.

Maintenant qu’elle était éveillée, nous pouvions prendre les choses avec plus de détachement et parfois même avec un peu d’humour et cela me fis un bien indescriptible.Ça y est c’était fini. Madame Dupuis était là, en face de moi, monitorée, perfusée, mais surtout vivante et consciente.Avec l’animation qui régnait autour d’elle, elle mit quelques instants à remarquer ma présence et me reconnaître derrière mon masque. Elle me fixa avant de me sourire.

Je n’avais pas besoin de mots, ce sourire me suffit pour apaiser l’angoisse qui avait pris crescendo, une place que je ne voulais pas lui accorder.

Oui cela me suffit : ma patiente était là et elle me souriait.

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