J35 (2) : Croissant de lune

Chance : nom féminin ;  faveur du sort, issue heureuse de quelque chose, situation favorable de quelqu’un.


Je ne sais pas si on peut considérer ça comme de la chance, mais Madame Jean était absente ce jour-là. Coup de bol supplémentaire : aucun témoin de la gifle monumentale que je venais d’assener à Christèle.Cette notion de bonne fortune avait disparu de ma vie. Depuis mon arrivée dans ce service, j’avais vécu moult déboires et quelque chose me disait que ce n’était pas terminé. La petite voix qui souffle à l’oreille de rester sur ses gardes… Cette chose impalpable que certains appellent instinct.Non en fait ça n’a rien à voir avec l’intuition. C’était juste évident qu’après avoir giflé mademoiselle Comèyotte (mélange de commère et fayotte) je ne pouvais que m’attirer davantage de soucis…


Christèle… Il y a des gens comme ça qui ont une haleine de cirage à force de lécher les pieds de leurs supérieurs hiérarchiques.


C’est donc les nerfs à vif et les fourmis dans les jambes dues à une furieuse envie de m’enfuir en courant que je commençai mon tour de soins. Aucun de mes collègues ne me regardait dans les yeux. Ils avaient l’air plus gênés que moi. Comme si toutes les épées de Damoclès qui pesaient au-dessus de ma tête risquaient à tout moment de dévier pour finir sur la leur.Seuls mes patients m’apportèrent un peu de réconfort en cette reprise de poste mouvementée.Certains saluaient ma douceur dans la réalisation des soins. D’autres prononçaient mon prénom avec sympathie, heureux de me revoir. Certains même réussirent à me faire sourire. Comme une mamie de 83 ans qui était hospitalisée depuis 15 jours suite à une sigmoïdite opérée (inflammation du colon). Sa prise en charge post opératoire s’était compliquée d’une surinfection nécessitant une surveillance prolongée et un traitement antibiotique intraveineux.


«- Je suis contente que vous soyez revenue Sarah ! -Moi aussi madame Zegue, avais- je menti-Vous savez, il s’en est passé des choses pendant votre absence ! – Racontez-moi pendant que je fais votre prise de sang ! -Et bien, figurez-vous que mon infection a flambé de plus belle il y a 3 jours et du coup, on a dû m’infuser ! »
Je marquai un temps d’arrêt.
C’est mon cerveau qui me joue un tour avec la complicité de mes oreilles ou quoi ?
Je fis répéter madame Zegue.
« -On vous a quoi ? interrogeai-je-On m’a infusée parce que mon hémoglobine était descendue très bas ! »
En temps normal, j’aurais ri de bon cœur, mais à cet instant, ma bouche s’arqua pour prendre la forme d’un croissant de luneCe n’était pas grand-chose, mais C’ÉTAIT quand même.

« -Vous voulez dire transfusée ? On vous a transfusée madame Zegue ? -Oui c’est ça ! On m’a transfusée ! »


Plusieurs de ces petits riens cumulés firent de mon 1er tour de soins un grand tout réconfortant.


Je ne pris pas de pause matinale avec mes collègues, bien que sincèrement sollicitée par certaines. J’avais peur, une fois de plus, de ne pas résister aux pulsions « claquantes » que m’inspirait Christèle.

Je descendis prendre l’air dans le patio de l’hôpital où se retrouvaient les fumeurs. Bien que je sois non-fumeuse, cet endroit était synonyme de détente et d’oxygénation (comique pour un lieu où le maître mot était de diminuer petit à petit ses capacités respiratoires).
Je pris place sur un banc sans faire attention aux personnes présentes quand je fus interrompue dans mes songes par une voix familière, autrefois réconfortante.


« Le jour du grand retour… » questionna Morgan qui s’était installé près de moi.
Je le fixai, dubitative. Devant mon silence il ajouta :
« -Tu as perdu ta langue pendant ta convalescence ? -Et toi ? Tu as retrouvé la tienne ? » lançai-je du tac au tac.
Il baissa les yeux sur ses pieds puis grommela :
« -C’est bon, je sais que j’ai pas assuré… -Pas assuré ?! Pas assuré ?! grondai-je. Morgan, tu m’as littéralement ignorée pendant plusieurs jours alors que je te considérais comme une personne de confiance ! Tu m’as laissé tomber dans un moment où j’aurais vraiment eu besoin d’un ami ! Tu n’imagines même pas ce que j’ai enduré ces derniers jours et ce que je subis encore maintenant !

-C’est faux, Sarah ! » riposta-t-il, attirant sur nous quelques regards surpris.


Remarquant l’attention que nous suscitions auprès des autres membres du personnel présents dans le patio de pause, Morgan s’interrompit et se pencha vers mois pour me souffler plus discrètement :


« -J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois Sarah et je t’ai laissé des messages depuis 1 semaine, mais tu n’as pas répondu.-J’avais coupé mon téléphone. La trithérapie m’épuise. J’ai passé mon temps à dormir. Je te parle du mépris que tu as eu pour moi avant tout ça. Avant mon absence. Avant cette horrible journée où tout est parti en vrille ! »


Je parlais avec virulence et je voyais bien que cela dérangeait Morgan. Il me prit par la main et m’attira à l’intérieur du bâtiment. Sans me lâcher, il se dirigea vers la cage d’escalier qui était déserte, comme toujours (pourquoi prendre des escaliers dans un hôpital qui comptait 6 ascenseurs…)


Mon collègue interne semblait maintenant aussi énervé que moi et notre isolement lui permit de laisser exploser sa colère :


« -Je ne comprends rien Sarah ! Tu me repousses après qu’on ait passé une nuit ensemble et ensuite tu m’en veux de mettre de la distance entre nous ? ! Excuse-moi de me protéger ! »


Il parlait vite en remuant les mains et en faisant les cent pas sur l’étroit palier de la cage d’escalier.Morgan gronda de nouveau :


« -Moi je ne demande que ça d’être là pour t’aider, de te soutenir quand ça ne va pas, mais c’est toi qui refuses la main que je te tends ! Tu es tellement persuadée d’avoir une vie merdique que tu t’attires le pire et tu ne vois plus que ça ! »
Touchée.


Je serrais les dents sans broncher. Bien que ce soit difficile pour moi de l’admettre à cet instant. Morgan avait raison. Il avait douloureusement raison… Mais c’en était trop pour moi. Lorsque je me dirigeai vers la porte pour quitter ce lieu exigu, il me barra la route. Il était silencieux à présent. Moi aussi. Les éclairs dans son regard auraient pu faire disjoncter toutes les prises électriques de l’hôpital.


Il y avait de l’orage, une tempête en cours. 
Comme un coup de tonnerre retentit et fait sursauter, Morgan m’embrassa avec fureur avant de disparaitre en montant les marches 4 à 4.


Et moi je restai là, assommée par la foudre, avec un croissant de lune qui se dessinait sur mes lèvres…

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