J21, épisode 1 : Lire l’avenir dans les pansements

Lundi. Sept heures cinquante-huit. Vingt et unième jour.
Ma tête était sur le point d’exploser.Pleine d’informations diverses concernant les habitudes de service, les protocoles de soins ou encore l’endroit où étaient rangés  les seringues de vingt millilitres ou bien les cathéters de  dix-huit gauges…


J’imaginais mon cerveau comme une carte, ou plutôt un labyrinthe. Celui d’Alice au pays des merveilles avec ses hautes haies et ses impasses qui rendent fous. Se repérer dans un nouveau lieu n’est pas chose facile et la difficulté est accrue par l’approche d’une nouvelle spécialité médicale où des termes inconnus viennent s’ajouter à la petite armoire qui contient notre  expérience professionnelle.Disons que je cherchais désespérément à retrouver la bibliothèque où j’avais entassé toutes mes connaissances. Je m’étais égarée dans les allées sombres et les impasses inconnues de mon expérience professionnelle. J’étais désorientée par mon week-end mouvementé.


Le pire c’est que j’avais l’impression de commencer à maîtriser à peu près les particularités de la chirurgie digestive.


Grave erreur. C’est pas parce que tu as posé deux sondes naso-gastriques et cinq sondes urinaires que tu peux te permettre de relâcher la pression. Allez, allez, hop, hop , hop, on y retourne ma p’tite Sarah !


Ce qui allait se passer ce jour-là ne ferait que confirmer que j’étais loin de dompter cette pathologie avec brio.


Ce fameux lundi matin, nous étions au surlendemain de la soirée de départ de mes collègues. Une fête ayant commencé dans une ambiance bon enfant mais qui avait pris une tournure inattendue lorsque Morgan et ses co’internes nous avaient rejoints dans un bar dansant en seconde partie de soirée. Mais je reviendrai sur cet épisode plus tard….


 Ce matin-là, donc, mes yeux et mon cerveau réclamaient le sommeil réparateur dont ils avaient manqué durant les deux jourssupposés de repos qui avaient précédé. Je terminai mon premier tour en pénétrant chambre vingt-deux.  Madame Dupuis occupait ce lit depuis deux jours suite à une gastrectomie partielle (ablation d’une partie de l’estomac). C’était une patiente dont il était difficile de soulager la douleur. A J2 de son opération, seule la morphine l’apaisait. Sous paracétamol, elle gardait un fond douloureux permanent.


Pour chaque patient, la routine  était la même : Bonjour ! Bien dormi ? Je prends votre tension. Température. Des douleurs ?

 Je connaissais la réponse à cette dernière question. Je savais, qu’elle me répondrait comme elle le faisait invariablement depuis son arrivée:


-Oui j’ai mal à sept sur dix.


Je m’approchai d’elle et lui tendiS l’antalgique auquel elle avait droit à cette heure matinale.-Je vous donne de l’Acupan madame Dupuis. Vous avez eu de la Morphine il y a deux heures donc il faudra patienter encore un peu avant d’avoir autre chose.


-D’accord. J’ai l’impression d’avoir un peu moins mal quand même.


Allelujah ! I’m the best !

Puis, l’air hésitant et les sourcils froncés, elle ajouta :


-Je crois que quelque chose a coulé sous ma couverture…


Je m’approchai en la rassurant :


-C’est peut être votre perfusion. Montrez-moi ajoutai-je en soulevant sa couverture de son buste.


A cet instant précis je suS.


Comme si j’avais la faculté de lire l’avenir dans les pansements, mon cœur se mit à battre fort d’un coup et mon regard resta bloqué sur ce que je découvris.


Ma patiente était couverte de sang.Que dis-je ? Couverte, non. Elle était inondée de ce liquide rouge supposé faire son travail si précieux à l’intérieur de ses vaisseaux sanguins.


Sérieusement ? Quelle idée de sortir  d’un milieu à trente-sept degrés où l’on a juste à circuler avec fluidité ???!!!


Ce n’était pas la perfusion qui fuyait discrètement sous ses draps depuis quelques heures. C’était son corps qui se vidait d’un fluide rouge vif en imprégnant tout ce qu’il pouvait autour de lui : le pansement, la blouse, le drap. Une inondation de  lit sanguinolente.Le cri d’horreur de madame Dupuis me sortiT de mes songes. Sa voix aiguë eut le mérite, à défaut d’avoir la douceur d’une comptine pour nourrisson, d’alerter  plusieurs de mes collègues.


C’est ainsi qu’apparurent rapidement Virginie, Sylvain et Morgan.
-Je vais te chercher ce qu’il faut ! s’empressa Virginie.


Pas de panique Sarah ! Don’t panic ! C’est pas parce que tu te répètes cette phrase en anglais que ça va la faire fonctionner davantage… Je panique ! 


J’avais aussitôt saisi des gants et décollé le pansement de laparotomie imbibé de sang. Il fallait que je trouve l’origine du saignement.  Sylvain, infirmier et également équipé de gants, m’apporta des compresses sèches et m’aida à nettoyer du mieux possible la peau péri cicatricielle.


C’est là que les choses s’aggravèrent. J’essuyai la plaie dont les agrafes rapprochaient difficilement les bords quand une giclée de sang jaillit de la cicatrice et moucheta mes bras  de taches dégoulinantes.


A cet instant, je pourrais le jurer, nous primes, dans un silence stupéfait et une synchronisation incroyable, une inspiration brusque et sifflante. Comme une bouffée d’air indispensable avant une descente en apnée.


Madame Dupuis, elle, se mit de nouveau à crier comme pour tenter de briser un verre de cristal tandis que je pressai immédiatement le milieu de la cicatrice, site d’où ses entrailles avaient décidé de se vider.Sylvain m’approvisionnait en compresses pendant que je comprimais du mieux que je pouvais le point d’hémorragie.  Morgan, le regard préoccupé, avait  le téléphone du service collé à l’oreille pour alerter les chirurgiens titulaires qu’il fallait libérer une salle d’opération en urgence.Il me sourit et me fit un clin d’œil avant de quitter la chambre pour mieux entendre ce qu’on lui répondait à l’autre bout du fil.


Je changeais de paquets de compresses à un rythme effrayant car elles s’imbibaient presque instantanément.Je crois que je mis quelques secondes avant de réaliser que l’atmosphère s’était modifiée. Une sensation étrange de calme soudain. Comme dans un film d’horreur, juste avant qu’un des héros ne se fasse poignarder.Je tournais instinctivement la tête vers madame Dupuis. Elle ne criait plus…

-Il nous faut le chariot d’urgence !  hurla Sylvain.

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