J26 (2) : I believe I can fly

-Alors Sarah, je vais commencer par me présenter et ensuite ce sera votre tour…


Je hochai la tête malgré le manque de spontanéité de cette entrevue.


Crotte de canard ! Si j’avais su que je devais repasser un entretien, je me serais préparée…


-Je suis donc Madame Jean, cadre de santé depuis vingt ans…


À mille ans près, le compte doit être bon.


Elle continua:


-J’ai exercé à l’hôpital militaire pendant quinze années consécutives puis j’ai décidé de changer de voie. Je travaille dans cet établissement depuis cinq ans maintenant. J’ai eu la chance de gérer l’équipe paramédicale  des urgences puis celle du pool de remplacement de nuit. Pour des raisons qui me sont personnelles, j’ai souhaité réintégrer un service de jour, mais je reste très attachée aux difficultés que peuvent rencontrer les membres du personnel de nuit. C’est-à-dire charge de travail aléatoire, manque de soignants volontaires et investis, troubles du sommeil engendrés par le changement de rythme, etc.


Pfffff, c’est long… Je m’ennuie…😴


Elle s’interrompit et fit sauter son regard noir par-dessus ses petites lunettes. Son lien en fausses perles balançait de part et d’autre de son cou au rythme de ses mouvements.Un instant je crus avoir manifesté mon ennui oralement. Je n’avais pas fait  ça tout de même ?! oui… non… Ou peut-être attendait-elle simplement que je parle à mon tour.


-J’ai terminé, c’est à vous Sarah.
-Heu… oui… d’accord.


Souffle, respire…


Elle ne changea rien à son air strict malgré la panique qui devait se lire à la rougeur de mon visage.


-Alors… heu… je m’appelle Sarah Mimare…
-Oui , cela, je le sais.


Bravo Sarah, digne d’un élève niveau CP en plein groupe de parole de l’association des Carambar addict  anonymes.


Elle venait de me sécher et visiblement, madame Jean n’était pas du genre à vouloir mettre ses interlocuteurs en confiance.


-Je… heu… je suis diplômée depuis un an. J’ai exercé pendant quelques mois à l’hôpital Lazare et j’ai intégré ce service il y a bientôt un mois…
– Je vois… souffla-t-elle, sans même me regarder. Elle était penchée, depuis le début de notre entretien, sur un grand cahier.


 Elle prenait des notes, mais j’étais trop confuse pour ne serait-ce que tenter de lire ce qu’elle écrivait.


-Et sur le plan personnel Sarah ?
-C’est-à-dire ?
-Un conjoint ? Des enfants ?


Je déglutis avec difficulté.


Mais de quoi je me mêle ? Vous voulez également connaitre la couleur de mon pyjama préféré ?


-Non… rien de tout ça, finis-je par admettre d’un filet de voix à peine audible.
-Bien.


Non pas bien pour moi, madame…


-Sarah, comme je vous le disais au début de notre entretien, j’ai exercé en tant que cadre de nuit avant d’obtenir le poste que j’occupe actuellement. Vous n’êtes pas sans savoir que nous rencontrons de grandes difficultés pour combler le manque de personnel. Le recours aux vacataires et intérimaires va être restreint dans les mois qui viennent pour des raisons budgétaires…


Les nuages commencèrent à s’emparer de moi. Elle parlait, mais je  l’écoutais de moins en moins, me contentant d’acquiescer d’un signe de tête à intervalles réguliers.

On aurait pu croire que je battais le rythme sur « I believe I can fly », prête à chanter les poings serrés sur la poitrine et les yeux fermés. En vérité, mon nuage avait la forme du visage de Morgan. Aussi imprévu que cela puisse paraitre, je me surprenais depuis quelques jours à penser à lui avec tendresse. Je songeais à nos échanges, notre complicité et cette nuit passée ensemble… Loin de m’obséder, il commençait à constituer un repère plaisant dans ce nouvel univers professionnel que j’appréhendais. 

-Cela vous va ainsi, Sarah ?


Oups ! Je crois que j’ai raté quelque chose ! Merde ! Qu’a dit la maitresse ? Tenter une manœuvre de contournement et vite !


-Heu… pas complètement… pouvez-vous juste me réexpliquer le dernier point ?…


Ses lunettes étaient telles des pare-brise blindés, mais malheureusement pour moi, elle bascula de nouveau la tête en avant pour me regarder par-dessus ses verres et je me pris une rafale de fusil d’assaut. Elle souffla avant de reprendre :


– Étant donné que vous êtes une des dernières arrivées, vous êtes suffisamment formée pour travailler en autonomie, mais pas assez ancienne pour justifier votre maintien à ce poste…


Hein ? Quoi ? Pas compris !


-Dans une semaine, vous intégrerez l’équipe de nuit du service pour une durée d’un mois, le temps de pallier le manque d’effectif qualifié.


C’est à ce moment que la rafale de balles qu’elle m’avait assénée quelques secondes plus tôt m’atteignit. En fait, je reste persuadée qu’elle ne me toucha pas, moi, directement, mais plutôt les quatre pieds de la chaise sur laquelle j’étais assise. Sinon comment expliquer que je me retrouve subitement les fesses sur le sol ?Impossible d’imaginer que j’aurais pu littéralement tomber de ma chaise dans un fracas de grincements et de bois qui heurte le sol sans que quelqu’un ne m’ait poussée ou que l’on ait coupé les pieds de mon siège !😱Le choc fut brutal, aussi bien pour mon séant que pour mon égo !J’étais par terre, sonnée et rouge fluo lorsqu’en levant légèrement la tête, je vis celle de madame Jean apparaitre. À défaut d’avoir su dire non, j’eus le mérite de surprendre ma nouvelle cadre. Elle avait retiré ses lunettes et me regardait, stupéfaite, et bouche ouverte.


Eh oui, madame Jean ! Vous avez affaire à une infirmière de haut niveau ! Ah ça, vous n’aviez jamais vu quelqu’un tomber de sa chaise comme ça, sans prévenir, en plein milieu d’une conversation ! Moi aussi, je sais vous surprendre ! Vous disiez quoi déjà ? « Assez formée pour travailler en autonomie ? »Je ne suis même pas capable de rester assise sans qu’un drame ne s’ensuive alors passer douze heures par nuit à gérer seule un service de 30 lits…

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