J26 (3) : Strike

 Après m’être relevée non sans difficulté, je finis par quitter le bureau de Madame Jean.

Un double trouble n’augurait rien de bien enthousiasmant pour le reste de cette journée :


↬Tout d’abord, il semblait qu’il n’y avait pas vraiment d’alternative à mon passage forcé en équipe de nuit. Ma nouvelle cadre, après m’avoir observée reprendre place sur mes pieds avec la grâce d’un loukoum dégoulinant, m’avait gentiment avertie qu’en cas de désaccord, elle se verrait dans l’obligation de m’affecter à un autre service afin de recruter une infirmière qui accepterait ces conditions de travail.


↬Ensuite, la chute spontanée de ma chaise sans raison physique apparente fit de moi l’empotée en titre du service. Je ferais d’ailleurs, avec certitude, l’objet des conversations de madame Jean pendant quelques jours  « Tu ne sais pas ce qu’il m’est arrivé ?!… Et bien, figure-toi que j’ai une infirmière qui est tombée de sa chaise en plein entretien ! Mais si je t’assure ! La chaise n’a pas bougé ! Elle était assise et la seconde suivante elle était par terre ! »

 
Mais comment allais-je faire pour survivre à un passage en rythme de nuit ?!  Moi la marmotte des montagnes enneigées ? Celle qui enfile sa combinaison-pyjama-licorne à 19h42 pour être sous la couette à 20h09 !Et puis quelle humiliation ! Que dis-je ? La honte intergalactique de s’être retrouvée les fesses par terre en plein entretien professionnel ! D’habitude je garde ce genre de maladresse pour la sphère privée. Autant dire que depuis quelque temps personne n’était témoin de mes mésaventures pierrichardesques.


 Vie sociale et sorties entre amies au point mort et vie amoureuse à un niveau proche du zéro !


Pour parfaire, donc, le déroulement de cette journée qui débutait sous les meilleurs auspices, j’étais en train de regagner la salle de soin lorsque je subis un choc frontal. Je décrirais cela comme la sensation de heurter  le verre d’une baie vitrée trop bien nettoyée en plein élan pour enjamber une marche trop haute.Là, sur mon trajet, en face de moi, quelque chose avait freiné ma course et écrasé mon nez, ma joue et mon bras droit en emboutissant au passage mon genou et mon ventre.Le rebond ne fut pas une alternative salvatrice pour moi. Ne pouvant éviter le choc, les stylos que je gardais dans la poche de ma blouse se retrouvèrent étalés sur le sol, et moi avec…

Non Sarah ! Tu es sérieuse ???!!! Deux chutes en moins de cinq minutes ?! Mesdames et Messieurs ! Un nouveau record du monde vient d’être enregistré ce jour !  Celui du cumul de bourdes le plus grand en laps de temps minimum ! Et ce prix revient à mademoiselle Sarah Mimare ! Vous pouvez l’applaudir pour ce strike spectaculaire!
J’hésitai entre la résignation et la crise de larmes. Lorsque je redressai la tête pour comprendre ce qu’il venait de se passer, je découvris devant moi, stupéfait, mais sur ses pieds, un Morgan qui me regardait de ses yeux émeraude derrière une mèche blonde qui tombait sur son front.
-Sarah ! Ça va ? s’inquiéta-t-il en me tendant la main.
-Heu, oui. répondis-je, peu convaincante.
-Désolé, je ne t’avais pas vue.
-Moi non plus.
Une fois debout, Morgan m’aida à ramasser mes stylos. Il me fixa un bref instant puis fit volte-face sans ajouter quoi que ce soit.Ce n’était pas son genre. Il avait toujours des choses à me raconter ou une plaisanterie à balancer. Et là, même pas de « Comment vas-tu ? » ou de « Que se passe-t-il  pour que tu fasses cette tête ? »
Je l’interpellai alors qu’il s’éloignait déjà :
-Morgan !
-Oui ? dit-il en se retournant, le regard sévère.
-Ça ne va pas ?
-Si, très bien. répondit-il sèchement avant de repartir.


J’ai raté quelque chose ? C’est quoi le problème ? J’aurais bien eu besoin de parler de mon entretien avec quelqu’un et il se trouve que le seul quelqu’un à qui j’ai envie de parler en ce moment, c’est justement Morgan !Et hop,  une petite claque de plus.J’étais à la limite du KO lorsque je récupérai mon chariot de soins. Dans cet état où on se dit : je vais tenir le coup, mais le corps n’est pas au courant.


J’entrai dans la chambre de Monsieur  Tahze, un ancien toxicomane qui venait de subir une cholécystectomie (ablation de la vésicule biliaire) pour lui faire une prise de sang.Mes mains étaient glacées lorsque j’enfilai mes gants. Je tremblais en mettant le garrot.

On pourrait croire que j’avais fait le plus dur au cours de cette journée, mais non. Le drame arriva à ce moment-là. Dans cette chambre trente-quatre,  lors d’un soin que je maitrisais à la perfection, avec ce patient dont le passé  tortueux avait abimé le corps, les tripes et le sang…J’insérai l’aiguille dans sa veine pour prélever un, deux, puis trois tubes.

Je retirai le garrot puis saisis une compresse et m’apprêtai à comprimer le point de ponction.C’est au moment d’extraire l’aiguille du bras de mon patient qu’un flash traversa mon esprit. Il était animé de chutes à répétition et d’un sentiment de solitude. Il ne dura qu’un quart de seconde, je pourrais le jurer, mais lorsque je revins à ce que je faisais, il était déjà trop tard…L’aiguille avec laquelle je venais de prélever du sang à mon patient était enfoncée dans mon doigt. Elle avait transpercé mon gant et ma peau.  Autrement dit, je venais de mélanger mon sang au sien, d’insérer dans mon organisme tout ce que son corps recelait de transmissible.
Je venais d’être, par mon unique faute, victime d’un accident d’exposition au sang…

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