J35 (3) : Carnaval de Rio

À mon retour de pause et après l’échange perturbant que je venais d’avoir avec Morgan, le comité d’accueil était là.N’imaginez pas les banderoles, les confettis et les cotillons. Non. J’étais attendue par le cadre supérieur de santé, la cadre de pôle et une autre femme que je ne connaissais pas. Les membres de la direction étaient facilement reconnaissables dans un service : tenue civile souvent assez classique (pas de bottes cloutées, de blousons de cuirs ou de jogging rentré dans la chaussette) et ce qui faisait la différence au-delà de tout, c’était la pochette ou le cahier qu’ils portaient tous et systématiquement serré contre leur poitrine. Comme un livre sacré, une bible, un prolongement naturel de leur corps et le symbole de leur mission de gestion du personnel.Je les avais aperçus dès mon entrée dans le service et je savais qu’ils venaient pour moi.
Christèle, la gifle.
La looooose.
Les conséquences de mon acte du matin auront vite pointé le bout de leur nez de sorcière.Qu’allais-je devenir ? Après un peu plus d’un mois seulement dans ce nouvel hôpital… Sanctionnée ? Déplacée ? Renvoyée ? Condamnée à la prison à perpétuité ? Ou pire encore : devoir présenter des excuses à Christèle ?Cette nénette à la langue fourchue dont le poison venimeux émanait de chaque parcelle visible de son corps…Elle avait les yeux jaunes du crocodile prêt à surprendre l’innocente biche venant se désaltérer sur le plan d’eau, le sourire du Joker de Batman, les doigts crochus de l’avare de bonté et le pire par-dessus tout ça, c’est qu’elle agissait en toute impunité depuis des mois dans ce service.Mes anciennes collègues, Marion et Charlène, m’avaient raconté les spécialités diaboliques de cet hybride de perversité et d’antipathie. Entre dénonciations, humiliations et harcèlement, j’avais à faire à du haut niveau de malveillance.Je n’avais aucun doute sur mon avenir dans le service et peut-être même dans l’hôpital…
On va te jeter au cachot ma petite Sarah !
En arrivant au niveau des cadres qui discutaient, je les saluai poliment, les mains tremblantes et moites. Je continuai mon chemin en direction de la salle de soin, faisant comme si j’ignorais la raison de leur présence, mais je fus évidemment interrompue dans mon élan…
« -Bonjour Sarah, comment allez-vous ?  demanda le cadre sup, Monsieur Menton.-Bien. répondis-je sans m’étendre davantage.-Auriez-vous quelques minutes à nous accorder ? »
La guillotine ma petite Sarah, la guillotine…
Je jetai un rapide coup d’œil à la salle de soin, m’attendant à être agressée par le sourire victorieux de la peste incarnée, mais je ne croisai que les regards compatissants et chaleureux de mes autres collègues.Je suivis les trois porteurs de bible en direction du bureau de la cadre du service, Madame Jean, qui, je le rappelle, était absente ce jour-là.Après voir refermé la porte derrière nous, les rois mages prirent place les uns à côté des autres derrière le bureau et m’invitèrent à m’assoir également sur cette même chaise qui avait provoqué ma chute quelques jours auparavant.J’invoquai intérieurement une prière ou plutôt une menace à son encontre :
T’as intérêt de te tenir correctement cette fois-ci, Chaise ! Sinon, je te scie un pied pour que tu comprennes ce que le terme « instabilité » signifie réellement !
Je posai les mains sur mes genoux comme une élève studieuse et disciplinée. Monsieur Menton prit la parole :
« -Sarah, vous ne connaissez peut-être pas mes collègues ? Madame Courtino est cadre supérieure de pôle et Madame Grange est cadre de santé de l’équipe paramédicale de nuit. »
Nuit ? Ah oui tiens, j’en avais presque oublié mon changement de poste ! Si mes calculs sont bons, j’aurais dû intégrer l’équipe des noctambules hier… en fait.
J’étais revenue sur mon roulement de jour sans poser de question à qui que ce soit quant aux changements qui avaient été envisagés.
Bel exemple d’acte manqué…
Je les saluai d’un signe de tête tandis que le cadre supérieur reprit :« -Nous sommes bien conscients des difficultés que vous venez de traverser et nous tenons à vous dire qu’à ce jour, nous sommes très satisfaits de votre travail… »
J’attendais le « mais » : « mais il est inadmissible de gifler une collègue en plein service » « mais vous ne pouvez pas embrasser les sosies de Brad Pitt en blouse blanche dans les cages d’escalier » « mais vous êtes quand même particulièrement maladroite et la seule solution que nous ayons trouvée c’est de vous souhaiter bon vent »« Après discussion avec Madame Jean qui, vous l’aurez remarqué, n’est pas là aujourd’hui, nous avons décidé… »
Il s’interrompit avant que sa collègue prenne la parole à son tour.
« -Ça ne va pas Sarah ? Vous êtes très pâle.-Je me sens un peu faible. Ce sont, je crois, les effets de la trithérapie. »
En réalité, le traitement préventif m’affaiblissait, certes, mais j’étais au bord de l’évanouissement à cause de l’attente de la sentence !
« Je comprends. ajouta-t-elle. Nous n’en avons pas pour longtemps. »
Par pitié, faites vite, que ce soit moins douloureux !
« -Si nous vous avons convoquée Sarah, c’est pour vous avertir d’un changement à venir… Étant données les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez actuellement, nous avons convenu avec madame Jean qu’il était impossible que vous passiez sur un poste de nuit. »Qu… Quoi ?« Vous resterez donc de jour le temps nécessaire à votre rétablissement. Nous préférons préserver votre santé et donc vos capacités à exercer votre profession de façon optimale plutôt que vous passer de nuit alors que vous subissez déjà les effets secondaires d’un lourd traitement… »
J’avais envie d’enfiler une tenue de danseuse de samba avec les plumes sur la tête et les perles brillantes sur le soutien-gorge pour aller me déhancher au Carnaval de Rio ! J’aurais jeté des cotillons à travers la pièce si j’en avais eu sous la main ! J’aurais même été capable de faire le tour du bureau pour les embrasser chacun leur tour sur le front !

Mais je crois que je souris simplement, bêtement, et que cela traduisit clairement le soulagement qui me submergeait.

2 thoughts on “J35 (3) : Carnaval de Rio

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *