J35(4) : Un ange, un rire…

Une question persistait et tourmentait mes méninges. Elle rebondissait de façon ininterrompue contre les parois de ma boite crânienne comme bloquée sur le mode « essorage » d’une machine à laver.

Je connaissais suffisamment le système hospitalier pour savoir que la direction ne pourrait se contenter d’un « elle est malade, on la laisse se reposer au détriment d’une trentaine d’infirmières de nuit qui sont sur le point de se transformer en hiboux tellement elles enchainent les nuits de travail».

Ce n’était pas grand-chose, mais lorsque je voyais la tête de mes collègues aux transmissions du matin, je comprenais qu’une personne supplémentaire sur leur roulement aurait permis d’alléger un peu leur look de panda nocturne.

Alors voilà : Où était le hic ?

Trop simple et trop en ma faveur pour être une affaire classée.

Je quittai le bureau où les cadres supérieurs m’avaient annoncé la bonne nouvelle de mon maintien de jour et retournai en salle de soins.

Mes collègues s’activaient pour préparer le tour de midi.

Je m’étais absentée un petit moment entre ma pause en territoire nuageux, mon passage par une cage d’escalier exiguë et mon entretien avec les membres de la direction en zone de chaises à risque.

Je sentais une tension atmosphérique proche des conditions orageuses. Depuis le temps, j’étais devenue une experte en détection d’événements indésirables. 

Je m’approchai du plan de travail pour préparer les soins à mon tour. Mon collègue infirmier Sylvain était concentré sur un pochon d’antibiotiques, mais leva les yeux vers moi à mon approche.

« -Alors ? Ça s’est bien passé ? questionna-t-il.

-Oui, très bien. Je m’attendais à autre chose…

-Pourquoi ? »

Si tu étais au courant du contact un peu brusque qu’a eu ma main avec la joue de Christèle il y a quelques heures…

« Pour rien. »souris-je innocemment.

Mais à ce sujet justement… Où était passée madame Vipère ? Pas de langue fourchue aux alentours. Étrange étant données les circonstances.

Sylvain répondit à mes questions sans que j’aie à les formuler à voix haute :

« Au fait Sarah, il va falloir qu’on se répartisse les patients du secteur 3. »

Secteur 3 ? Celui de Christèle…

Devant mon air interrogateur, il ajouta :

« Les chefs ne t’ont rien dit ? »

Je fis non de la tête.

« Christèle est rentrée chez elle. Ou plutôt, elle a été priée d’aller se reposer… C’est elle qui prend le poste de nuit et ils lui ont demandé de commencer dès ce soir. Après toi, elle était la suivante sur la liste des personnes les plus adaptées à ce poste. Elle a tenté de négocier, mais ils ne lui ont pas laissé le choix».

À ce moment, la tête de mon collègue fut couronnée d’un anneau doré. Il se drapa  d’une aura blanche et lumineuse. Un ange qui venait me délivrer un message providentiel ! Sans prêter attention à mon état de ravissement, Sylvain me tourna le dos et s’éloigna pour sortir de la salle de soins. Je ne pus que me réjouir de découvrir son auréole lumineuse et ses ailes blanches se déployer. Juste pour cet instant de bonheur qu’il venait de m’offrir, Sylvain serait désormais mon ange du service !

On peut facilement  deviner que le reste de la journée se passa sous les plus beaux auspices. Tout  était plus savoureux. Les couleurs étaient plus vives, les rires plus sincères et ma fatigue moins envahissante. Je passais de chambre en chambre comme portée sur un nuage moelleux et chaleureux.

C’était incroyable ! J’eus plus de détails au sujet de mon ex-collègue-de-jour-devenue-nouvelle-collègue-de-nuit. J’appris, contrairement à ce que je pensais, qu’à part une ou deux personnes, Christèle n’avait la sympathie d’aucun membre de l’équipe. Elle avait terrorisé chacun de ceux qui étaient arrivés après elle et en avait fait fuir plus d’un.

À ces mots, je me sentis encore plus fière de la gifle du matin que j’élus acte de résistance ! Je n’avais pas cédé. J’avais gardé la tête haute et la main lourde face à une tortionnaire qui agissait dans la plus totale impunité. Enfin, jusqu’à ce jour béni où le destin, l’univers, Dieu, appelez-le comme vous voulez, avait décidé de lui donner une petite leçon.

Pour le coup, sa journée à elle avait dû être bien pourrie même si je reste la meilleure du monde dans le domaine des journées de m…

Lorsque je vis Christèle arriver le soir pour les transmissions, je ne pus m’empêcher de sourire. Pas à elle, pas de sa condition ni des difficultés qu’elle allait surement rencontrer à s’adapter au rythme de nuit. Non, je souris parce qu’une fois de plus j’avais gagné une bataille. J’avais su dire stop aux agressions, à la pression que je subissais quasi quotidiennement et j’eus le sentiment, en la voyant s’installer pour prendre les transmissions, que les choses iraient mieux à partir de ce jour.

C’était comme si on détachait le boulet enchainé à ma cheville ou les menottes qui me retenaient accrochée au radiateur d’un kidnappeur psychopathe.

Mon sentiment de légèreté s’accentua encore lorsque, une fois changée et rhabillée, je fus interpelée en franchissant les portes de l’hôpital :

« -Dure journée ? »

Même endroit, même voix, mêmes températures glaçantes qu’au 1er jour. Mon 1er jour dans le service. Mais tellement de choses avaient changé depuis…

« -Tu abordes toujours les femmes avec cette phrase Morgan ? le taquinai-je.

-Non, tu as l’exclusivité de cet abord classique, mais efficace ! »

Je me mis à rire. Sincèrement, profondément. Un rire qui venait du creux du bide et qui semblait trouver l’air dont il avait besoin pour exploser après une longue descente en apnée. Un rire de vie. Un rire d’espoir.

Morgan n’ajouta rien de plus et se contenta de me tendre la main.

J’hésitai un court instant avant de la saisir, mais sa chaleur me fit un bien fou et termina de raviver la flamme du rire qui s’était éteinte depuis trop longtemps.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *