J54 (1) : Machu Picchu

C’est étrange comme la vie est l’allégorie d’une chaîne de montagnes. Une cordillère des Andes faite de pics, de descentes et de vallées. Chaque ascension est une épreuve qui peut paraître insurmontable, mais une fois parvenu au sommet, la vue est imprenable, belle à en couper le souffle.

Mon panorama à moi était teinté de rose. Un camaïeu apaisant et rassurant. Tout allait bien, ou plutôt mieux au sommet de mon Machu Picchu couleur barbe  à papa. La vie avait un gout sucré et léger. Morgan contribuait à  ce bien-être aux saveurs d’enfance. Tout comme l’ambiance du service devenue légère comme un nuage depuis le départ de Christèle. C’est dingue d’imaginer qu’une personne peut, à elle seule, être la cause d’un malaise général. Même les anciennes complices de la vipère s’étaient radoucies depuis que leur leadeuse avait rejoint le monde de la nuit.

Et moi, moi, j’avais pris, la veille, mes derniers comprimés d’antirétroviraux.  (Pump it up ! ) Morgan se montrait présent sans être trop envahissant (perfect boy) et mon travail dans le service comblait mes attentes professionnelles au plus haut point !

« – Bonjour Madame Cilorne ! Comment s’est passée la nuit ?

-Bien mon petit chat ! Je n’ai quasiment pas eu de douleur cette nuit ! Je n’ai pas utilisé du tout la pompe à morphine !

-Voyons ça. » ajoutai-je en m’approchant de la PCA (Patient Controlled Analgesia ou Analgésie Contrôlée par le Patient)

Cette patiente, opérée trois jours auparavant d’une colectomie gauche (ablation chirurgicale de la partie gauche du colon), avait enduré d’intenses douleurs post opératoires sans mise en évidence d’une cause particulière. Elle avait donc eu droit à une pompe à morphine qui lui permettait de gérer les doses administrées grâce à une petite télécommande.

« – Aucun bolus demandé ! C’est parfait ! Je vais voir avec les médecins s’il est possible de vous l’enlever dès ce matin.  Ce serait un pas de plus vers votre sortie !

-Ce serait bien mon petit chat. Vous savez Sarah, vous êtes très sympathique, mais je préfèrerais rentrer chez moi quand même.

-Quoi ? Mais je ne comprends pas pourquoi ! » répondis-je avec un air faussement outré.

Elle sourit avant de répondre :

-Vous savez, j’ai dû m’organiser pour pallier mon absence. Mon mari est atteint d’Alzheimer et je m’occupe de lui au quotidien. » 

Du ton de la plaisanterie, nous passâmes à celui de la confidence. Je souriais chaleureusement à madame Cilorne pour l’encourager à parler. Il est facile d’imaginer qu’avec une vie dévouée à prendre soin de son époux, elle appréciait parfois d’être celle qu’on s’attachait à soigner avec générosité.

« -Comment faites-vous pendant votre hospitalisation ? Qui s’occupe de monsieur Cilorne en votre absence ?

-Mes enfants sont venus pour la durée de mon séjour, mais ils ont fait beaucoup de route, ils habitent à 300 km d’ici. Heureusement, ma fille est à la retraite et ses enfants sont grands et autonomes ! Elle est venue avec son mari. »

Je fixai ce visage si rayonnant malgré le quotidien qu’il devait endurer. Voir l’amour de sa vie se dégrader petit à petit, oublier ses clés, votre prénom puis votre histoire d’amour, les mots doux échangés, les souvenirs de vacances à la mer, votre premier baiser, la première étreinte… Tout cela avait certainement contribué à creuser les petites rides que ma patiente arborait aux coins des yeux.

« -Quel âge ont vos enfants ?

-Ma fille ainée, celle qui est venue m’aider, a tout juste 60 ans et ma cadette 52 ans. J’ai 84 ans, vous savez… Et j’ai rencontré mon mari à l’âge de 20 ans. »

Je tentai un calcul rapide dans ma tête : 84 moins 60 plus 17, sans oublier de poser la retenue, égale….  Euh, je vais poser la question, ça m’évitera une surchauffe neuronale et une perte de temps certaine.

« – Les couples qui durent aussi longtemps sont tellement rares de nos jours. Vous suscitez mon admiration ! Donc vous êtes mariés depuis…

-60 ans ! Et je connais mon mari depuis 64 ans ! Si je n’avais pas dû subir cette opération et si mon mari n’était pas malade, nous aurions réuni nos amis et notre famille pour fêter nos noces de diamant.

-Mais qu’est-ce qui vous en empêche ?

Je savais ce qui l’en empêchait…

« -Ça demanderait trop de travail et je suis fatiguée…

-Je comprends, mais pourquoi ne pas vous faire aider ? Profitez de la présence de votre fille et votre gendre pour leur en parler.

-Je ne sais pas…je ne voudrais pas les déranger.

-Si vous les dérangiez, ils ne seraient pas là à veiller sur votre époux…

-Peut-être, je vais y réfléchir… »

C’est ma tête à moi que cet échange faisait réfléchir lorsque je quittai la chambre de ma patiente. 60 ans de mariage et de dévotion… Des montagnes russes très certainement. Des hauts, des bas, des concessions, de l’abnégation et je l’espère beaucoup de joies et de gratitude.

Je n’avais aucune idée de ce qu’était un couple stable. Personne dans mon entourage ne pouvait me servir de modèle. Mes parents étaient divorcés depuis toujours, je crois. Du mois c’est la sensation que j’en avais. Je n’avais aucun souvenir d’une vie commune à 3. Ils s’étaient séparés lorsque j’avais 2 ans et tous leurs amis avaient, à plus ou moins long terme, suivi le mouvement.

Moi je m’imaginais relever le niveau familial et passer au moins 60 ans de ma vie avec Thomas, mais le destin et une blondasse au cœur oxydé en avaient décidé autrement…

En arrivant en salle de soin, je souris à la vue de Morgan qui était absorbé par le dossier d’un patient. Son visage s’illumina lorsqu’il leva les yeux sur moi.

« -Ta journée se passe bien Sarah ?

-À la perfection. Et pour toi ?

-Très bien également. »

Je mis de côté mon air béat pour revenir à mes responsabilités professionnelles…

« -Je voulais te demander s’il était possible d’enlever la PCA de madame Cilorne ?  Elle n’est plus du tout algique et ne l’a pas utilisée depuis plus de douze heures.

-Montre-moi son dossier. » demanda-t-il en s’approchant de moi.

Je lui tendis le classeur en question et me penchai dessus à ses côtés.

Nous nous tenions très proches lorsque je fus interrompue par une voix familière. Une voix qui avait grandi avec moi et connu mes années les plus sensibles. Une voix que je n’avais pas entendue depuis plus de deux mois et à laquelle je ne pensais plus jamais avoir affaire. Un mot, un son prononcé et mon monde s’effondra.

Chute libre du haut du sommet. Base jump du Machu Picchu sans parachute.Et oui ma p’tite Sarah, la montagne est un milieu hostile pour les novices…

« Sarah …»

Je devins livide, je le sus sans même voir mon reflet dans un miroir. J’hésitai à me retourner parce que je ne voulais pas voir ce ou plutôt celui qui se tenait à quelques mètres de moi.

À l’entrée de la salle de soin, il était là, en jean, T-shirt blanc et veste en cuir. Il me regardait fixement.

Thomas était là, avec son éternelle assurance qui me fit perdre la mienne.

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