J62 (2) : Les canetons cancanent

Peut-être que je m’emballais pour rien. Peut-être avais-je rêvé. Peut-être n’était-ce pas aussi important que je le supposais.

Après tout, beaucoup de personnes atteintes de troubles psychiatriques parviennent à mener une vie toute à fait « conventionnelle ». A condition, évidemment de suivre ses traitements et d’assumer sa pathologie… Aucune rupture de soins n’était évoquée dans le dossier de monsieur Picoti. Il pouvait tout à fait se trouver dans une phase stable de sa psychose.

Cela dit, ma courte entrevue avec lui avait déclenché un sentiment de malaise. Son regard insistant et sans pudeur, l’arrogance avec laquelle il parlait de son corps de prof de gym « qu’il connaissait par cœur »  (crâneur), tout ça laissait planer un doute à considérer sérieusement.

Comme lorsqu’on est sur la plage et qu’on voit les nuages noirs arriver à l’horizon. On a beau être étendu dans le sable sous le soleil, on sait qu’à un moment ou à un autre les  nuages gris engloutiront l’astre et déverseront des trombes de pluie sur nos paréos multicolores.

L’arrivée de l’équipe médicale en salle de soin ne fit que renforcer mes doutes.

Comme d’habitude, Docteur Perrot en tête était suivi de sa horde d’internes aux dents aiguisées et à la langue râpeuse. Parmi eux, Morgan. Mon Morgan. Il esquissa naturellement l’ébauche d’un sourire qui m’était destiné mais il se ravisa  soudainement, se souvenant sûrement que depuis quelques jours, il y avait un tremolo dans nos rapports.

Ah oui c’est vrai, je lui fais du boudin ! avait dû lui souffler le mini Morgan diablotin sur son épaule droite.

Pfff, ce n’est pas le moment d’ajouter du trouble à ma vie mon petit Morgan, j’ai déjà assez avec son flux naturellement  tumultueux.

« -Bonjour Sarah, vous avez le dossier de l’appendicectomie que j’ai faite tout à l’heure ? interrogea le chef de service.

-Bonjour Docteur Perrot.  Celui du prof de gym ? Je suis justement en train de l’étudier…

-Le prof de gym ? interrogea-t-il après une courte pause avec un sourcil arqué. Morgan ? Vous ne m’aviez pas dit que ce monsieur était agent de sécurité ? »

Je crois que nous aurions pu faire une photo d’art très explicite sur le thème de l’intrigue à cet instant. Docteur Perrot avec un sourcil arqué, Morgan avec le front plissé, les deux autres internes, la bouche ouverte et moi, les yeux écarquillés.

Saisissant le dossier que je lui tendais, Morgan finit par répondre à son supérieur :

« – C’est ce que monsieur Picoti m’a dit lorsque je l’ai interrogé. Je ne comprends pas pourquoi il m’aurait menti.

-A moi, il m’a dit qu’il était professeur de gymnastique, ajoutai-je sans baisser les yeux. (Il y avait bien longtemps que je gardais la tête haute devant le regard autoritaire du docteur Perrot)

-Il fait peut être les deux, lança Valentine, l’interne « blonde-et-fière-de-l-être »

-Possible, lâcha le docteur Perrot, d’un ton las qui signifiait que cette question lui importait peu. J’ai juste besoin de savoir s’il a pris des traitements avant de se présenter aux urgences. Il présentait une péritonite assez importante et il va falloir le mettre sous antibiotiques. »

Je me redressai et me rapprochai de l’équipe médicale.

« -Je crois qu’il y a une information importante qui ne figure pas dans le recueil de données… »

Morgan me jeta des fléchettes empoisonnées à travers son regard vert. Je remettais en question sa prise en charge en relevant cette lacune. Le chef de service me fixa d’un air interrogateur, attendant que je poursuive.

« -Monsieur Picoti est schizophrène et suivi en milieu hospitalier depuis plus de vingt ans. Je crois que c’est la raison pour laquelle il a donné des informations différentes à chacun d’entre nous.

-C’est bizarre, il n’y a rien à ce sujet dans son dossier » grogna Morgan.

Je leur tendis alors le compte-rendu d’hospitalisation qui m’avait alertée sur la pathologie mentale du patient.

« -Il n’y a que ça. Sinon, effectivement, ce n’est stipulé nulle part. J’ai trouvé cette feuille perdue au milieu d’autres comptes rendus des urgences.

-S’il ne nous a rien dit à ce sujet, cela signifie peut être qu’il est en rupture de traitement… fit remarquer Morgan.

-Très certainement même, ajouta le chirurgien senior. Morgan, demandez à un psychiatre de passer évaluer le patient et ensuite vous appellerez le CHSP qui le suit pour qu’ils nous faxent les éléments importants de son dossier. De son état psychologique du moment dépend sa prise en charge post opératoire. S’il n’est pas capable de prendre ses antibiotiques à domicile, nous devrons le garder hospitalisé plus longtemps. Sarah, sa prise en charge risque d’être compliquée », ajouta-t-il en se tournant vers moi.

Sans blague ? Heureusement que vous me le dites parce que je ne m’en serais pas rendu compte par moi-même !

Au lieu de ma réplique caustique, je me contentai d’un sourire hypocrite. Sans un mot, le chef de service se dirigea vers la sortie de la salle de soin et tandis que ses deux premiers internes continuaient de le suivre comme des canetons cancanant derrière leur mère, Morgan me saisit le bras et se pencha vers moi :

« Fais très attention avec ce patient Sarah, s’il est réellement en rupture de traitement et tant que nous n’avons aucune information précise sur ses antécédents psychiatriques, il faut que tu restes sur tes gardes… »

Oh quelle mignonnerie cette petite attention…

« Je serai prudente, rassure toi. Tu me connais… »

Son regard ne fut ni connivent, ni rassurant mais plutôt crispé, comme si c’était justement parce qu’il me connaissait qu’il se faisait du souci pour moi. Je compris immédiatement son hésitation sur mes capacités à gérer une telle situation mais il déposa un baiser sur ma joue et quitta la salle de soin avant que je n’aie le temps de réagir et contester le manque de confiance que sous entendait son regard.  

Je ruminai encore lorsque j’atteignis la chambre 22 pour administrer un antalgique à monsieur Picoti.

« Fais attention, fais attention ». Mais je fais tout le temps attention ! Ça ne se voit peut-être pas mais je suis l’incarnation de la prudence !

Lorsque je poussai la porte de la chambre, bien décidée à laisser celle-ci ouverte pendant les soins, je fus saisie par la stupeur : le lit de mon patient était vide…

Pffff… et Mer….

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