J64(4) : Un proverbe chinois

Il parait qu’on a toujours le choix.

Alors quoi ? Quelles étaient mes possibilités :

*Tenter une fuite vers la porte, seule issue de secours, au risque d’aggraver l’état de nervosité dans lequel se trouvait mon patient psychotique ?

*Temporiser jusqu’à l’arrivée des collègues, qui serait rapide, je l’espérais, en  feignant complicité et compréhension pour gagner du temps ?

Mon cerveau reptilien hurlait de prendre la fuite et sa voix archaïque résonnait partout dans ma tête mais mon néocortex, lui, prônait la sagesse et la négociation.

Un proverbe chinois dit : « Un moment de patience peut préserver de grands malheurs, un moment d’impatience détruire toute une vie »

« Tais toi ! » beugla l’être primitif dans ma tête. « Rien à foutre de ce chinois ! »

Je fis appel à toute la sagesse et aux ressources bouddhistes que je possédais ( c’est-à-dire assez pauvres) pour ne pas bondir et traverser la chambre en hurlant.

Quelques minutes Sarah, quelques minutes…

La sonnette continuait de résonner dans le couloir du service mais toujours personne pour me porter secours.

« —Tu restes silencieuse… je te trouble », souffla-t-il d’un ton qui se voulait intime.

Ne pas paniquer, sauver les apparences. A toi de jouer Sarah…

« —Monsieur Picoti, je ne pense pas que nous soyons en mesure de nous tutoyer… (je laissai cette phrase en suspens quelques secondes).  Je vous rappelle que je suis là pour vous soigner et je suis sincèrement désolée si mon comportement a pu générer une quelconque ambiguïté sur mes intentions  à votre égard. »

Il stoppa net la marche qu’il avait engagée dans ma direction. Certainement surpris par ce qu’il venait d’entendre. Son visage s’orna d’un sourire diabolique. Impossible pour moi de deviner le cheminement que  sa tête malade venait de réaliser. L’horloge  semblait s’être arrêtée. Le temps que je construise à mains nues un mur en parpaings gris entre mon patient psychotique et moi. Une barrière pour me protéger de son regard érotomaniaque et de sa lente avancée dans ma direction.

Le silence s’était imposé et nous nous faisions face. Immobiles. Finalement, tout ce que j’avais traversé depuis mon arrivée dans ce service me parut si dérisoire et pathétique : les sarcasmes de Christelle, les tromperies de Thomas, les humeurs de Morgan, l’autorité de madame Jean, le mépris du docteur Perrot… J’aurais donné n’importe quoi pour avoir un de ces visages familiers auprès de moi à cet instant. Même la présence de Christelle m’aurait rassurée. C’est pour dire si je me sentais mal….

La délivrance arriva au bout de ce qui me sembla être une immensité temporelle. Des pas qui se rapprochent, une main qui se pose sur une poignée de porte et sa lente et insupportable descente supposée être salvatrice. Dans ces moments, les sens sont décuplés. Je me situais à cinq ou six mètres de la porte de cette chambre vingt-deux. J’avais le sentiment d’être dans une cabane isolée au fond d’une forêt dense et hostile et je percevais tous les sons alentour : le souffle saccadé de mon patient, les mots et pas de mes collègues à l’extérieur, les alarmes des tensiomètres dont la batterie était à plat, la sonnette de cette chambre qui continuait de résonner à travers le service et enfin, enfin cette poignée de porte qui s’abaissa tout doucement.

A ce son, mon patient sortit de son état hypnotique (maléfique) et redressa la tête, l’air stupéfait, comme s’il se réveillait brutalement d’un rêve turbulent.

La porte s’ouvrit sur Sylvain, l’ange infirmier qui avait déjà agi en ma faveur quelques temps plus tôt. Comme si cet acte avait déclenché une bourrasque aussi forte que celles qui sévissent en plein ouragan. Un coup de vent assez puissant pour faire tomber un mur de briques, une rafale qui brisa la façade imaginaire que j’avais bâtie entre ce patient et moi.

L’être primitif prit le dessus sur l’australopithèque raisonné que je sollicitais depuis le début de mon affrontement avec monsieur Picoti. Une fois le mur brisé, je n’aspirais qu’à une chose : m’enfuir. En une fraction de seconde suspendue, mon collègue comprit, il me sembla, que quelque chose ne tournait pas rond.

«Tout va bien Sarah ? Tu as besoin d’aide ? »

 Son air grave sous entendait, je l’espérais,  sa bonne compréhension de la situation. Il savait que quelque chose d’autre qu’une prise en  charge post opératoire d’une appendicectomie était en train de se jouer à cet instant, dans  cette chambre. 

Je ne pris pas le temps de répondre et bondis comme je le pus dans sa direction, tentant de me faufiler entre le mur et mon patient.

Je ne fus, apparemment, pas assez rapide.

Vraiment pas assez rapide.

La proie et le prédateur. Le lion et la gazelle. Croquée, bloquée, immobilisée en une bouchée.

Je crois que je poussai un cri lorsqu’il me plaqua contre le mur avec une force surprenante pour sa corpulence. Sylvain se précipita pour intervenir… mais trop tard.

C’était trop tard.

Après coup, je ne peux pas lui en vouloir. Il ne pouvait pas savoir. Personne ne pouvait savoir…

En tant qu’infirmière en chirurgie, je m’étais toujours demandée quelle sensation cela faisait de se faire entailler la peau. J’étais persuadée que même sous anesthésie, le corps ressent forcément le coup de scalpel, la faille créée volontairement sur une enveloppe intacte.

En fait, je ne le  sais toujours pas.

L’adrénaline sûrement.

Je n’ai rien senti. Lorsque la lame que monsieur Picoti tient dans sa main a transpercé ma chair, je n’ai rien senti.

Pas même un picotement.

Ce n’est qu’après que Sylvain m’a dégagée de son emprise et que plusieurs autres collègues, alertés par les cris, se sont précipités à mon secours pour immobiliser et contentionner monsieur Picoti, ce n’est qu’après tout ça que je remarque le sang sur le sol, cette flaque qui ne cesse de grandir sous mes pieds.

Sous les yeux effarés de mes collègues, je m’effondre dans cette chambre vingt-deux en ne pensant qu’à une chose :

« Tout ça pour ça… tous ces efforts pour finir étendue dans une flaque rouge au milieu des cris. Tout ça pour ça… »

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