Dans la main de Rose

« —Rose, pourriez-vous me passer les dernières analyses sanguines de monsieur Mora s’il vous plait ?

—Bien-sûr, les voici, dis-je en tendant quelques feuilles au docteur Gui.

—Rose ? C’est votre prénom ? intervient avec assurance le patient assis face au néphrologue

—Oui. (C’est pas celui du médecin que vous avez en face de vous, sinon on pourrait lui diagnostiquer un trouble du comportement ou une Alain-Delonite aiguë)

C’est joli… comme vous… »

Aucune gêne, ce monsieur Mora ! On est quand même trois dans cette pièce ! En plein entretien de suivi en plus ! J’avais, certes, remarqué ses regards supposés discrets sur mon anatomie lors des rendez-vous précédents mais on ne me l’avait jamais faite aussi directe, celle-là ! Depuis que j’exerce le métier d’infirmière en recherche clinique, j’en ai éclusé des rencontres et des spécimens originaux. Il n’y a pas de meilleur endroit qu’un hôpital pour apprécier à sa juste valeur la diversité humaine…

Treize ans de carrière dont neuf en tant qu’infirmière de recherche clinique. Je suis quelqu’un de logique alors l’intérêt scientifique de mon poste actuel est primordial pour moi. Depuis des années j’envoie des mails, je programme des rendez-vous, je saisis des données en lien avec les différentes études, j’informe les patients, je coordonne les aspects réglementaires et les intervenants autour des projets de recherche.

J’organise, je classe et j’analyse.

J’observe, je recueille des données et je transmets.

Finalement, mon métier d’infirmière, le primaire (sans connotation péjorative), la base, je ne l’aurai pas exercé longtemps. A part quelques soins que je pratique dans le contexte des essais cliniques tels que prélèvements sanguins, électrocardiogrammes ou prises de constantes, je n’ai pas gardé grande mémoire des soins techniques que j’avais appris à l’IFSI. Je ne sais même pas si je serais encore capable de poser un cathéter veineux.

Je pourrais faire une tentative sur ce patient un peu vicieux, il loucherait peut être un peu moins sur mon décolleté après que j’aurais mis ses veines en charpie …

Mes années d’exercice en tant qu’infirmière pure (pas au sens religieux des siècles derniers évidemment) m’ont apporté de si belles choses, des valeurs ajoutées à ma vie : ma meilleure amie, ma sœur de cœur et quelques bons souvenirs lorsque j’exerçais en réanimation…

-L’orteil nécrosé d’un patient qui tombe sur le sol lors d’une réfection de pansement.

-Une bataille d’eau mémorable en pleine canicule dans le service. D’un point de départ entre deux collègues, elle s’était progressivement étendue aux membres du personnel présents, de l’ASH aux internes, pour se terminer avec les patients et leurs pichets d’eau ! Inoubliable ! Pour eux comme pour nous, j’en suis certaine !

Je me hâte de rassembler les documents dont le Docteur Gui aura besoin pour ce patient néphrectomisé en ambulatoire il y a quelques semaines. De par son âge et sa pathologie, il entre dans le cadre de l’essai clinique que nous poursuivons en ce moment.

Je m’active pendant que mon cerveau se replonge avec un peu de mélancolie dans mes premières années de pratique.

« —Dites donc docteur ?! C’est Speedy Gonzales votre collègue ! ricane le patient.

—Mouais… » répond le docteur Gui (sans avoir vraiment écouté les propos de notre patient), plongé dans la lecture des derniers résultats que je viens de lui mettre sous le nez.

Vraiment lourd… Laissez-moi vagabonder tranquillement sur les rives de mon passé.

Une fois les documents importants regroupés et classés, je m’assois enfin à côté du docteur Gui, mon porte-document devant moi, et je fais semblant de prendre des notes mais en fait, je me remémore une étape importante du début de ma carrière hospitalière : monsieur Pascal… et ses dernières secondes de vie.

J’avais tenu la main de ce patient de quarante ans que je suivais depuis des mois. Mon emploi du temps concordait bizarrement avec chaque étape importante de sa prise en charge: les annonces de progression, de changement de chimio… son passage en soins palliatifs lorsque son cancer s’était révélé incurable. Cela reste le souvenir le plus intense de ma carrière. Il m’a puissamment marquée mais je ne regrette rien de cet accompagnement de fin de vie, de cette main tenue lors de son dernier souffle.

J’ai un parcours professionnel riche de mille rencontres, mille expériences, mille vies, sauvées ou pas.

 Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Soyons clairs : je ne crois pas aux vocations. Je pense plutôt qu’on a des prédispositions personnelles et qu’un tas de métiers pourraient convenir à une seule et même personne.

En ce qui me concerne, architecte par exemple : rigueur, adaptabilité et autonomie. Trois qualités que je retrouve dans mon métier actuel. Infirmière de recherche clinique et architecte : des professions qui induisent une immersion dans l’intimité des gens. Pas la même mais sensiblement quand même….

A quoi bon y réfléchir ? Je crois que je n’ai pas envie de changer mon métier. Même si la solitude qu’il impose me pèse parfois, il m’apporte tout ce dont j’ai besoin.

Je sus infirmière de recherche clinique et aujourd’hui le patient dont je m’occupe a tendance à légèrement m’agacer. Mais, s’il le fallait, je serais là demain pour lui tenir la main. Jusqu’à la fin.

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