Les cœurs abîmés de Jeanne

Pour la 5ème fois aujourd’hui, je répète le même geste.

Et je ne suis là que depuis trois heures. Dans mon service blanc, lumineux, ouvert de toutes parts. De simples baies vitrées séparent chaque chambre. Sur ce coup, je pense que l’architecture a été pensée pour le confort du soignant et non celui du patient… Elles préservent un peu d’intimité quand même. Un mur épais et blanc monte jusqu’à environ un mètre trente de hauteur et au-dessus… vue dégagée sur la quasi-totalité du service, les moniteurs, les arrivées d’oxygène et les pieds à perfusion… En même temps, lorsque j’enchaine les réfections de seringue auprès d’un patient intubé, j’aime autant pourvoir garder un œil sur celui d’à côté, triple ponté du matin même…

J’en étais où déjà ? Ah oui ! 5ème seringue depuis sept heures ce matin. De la Dobutamine cette fois-ci. J’ai à peine fini la toilette complète de mes deux patients avec mon binôme aide-soignant que j’enchaine sur la préparation des seringues. Et dans moins d’une heure, il faudra que j’attaque mon tour de bilans sanguins.

Le travail en douze heures a quelque chose de confortable. Surtout dans un service de réanimation de chirurgie thoracique et cardiovasculaire. Ici, on répare les cœurs abimés à coups de scalpel et on relève les constantes toutes les heures. Les soins techniques démultipliés par la fragilité des patients et la noblesse de l’organe impliqué. Je reste auprès de mes opérés tout au long de la journée.

De sept heures à dix-neuf heures.

Deux à quatre fois par semaine.

Et j’organise mes soins au mieux pendant mes douze heures de présence. Je passe ainsi plus de temps à la maison avec mes poules, mes chevaux, mes chats, mes chiens. Ma ménagerie quoi ! J’aurais aussi bien pu soigner des animaux (ce que je fais déjà à la maison mais sans diplôme et sans rémunération) mais après dix-sept ans de carrière, à quoi bon changer ? Une évolution vers le libéral me tenterait bien d’ici quelques années mais pour l’instant j’apprécie encore les rencontres humaines offertes par le milieu hospitalier, la diversité et les responsabilités qu’il impose. J’aimerais, parfois, avoir le tempérament d’envoyer tout promener du jour au lendemain. Lors de prises en charge difficiles par exemple. Lorsque les médecins refusent d’admettre qu’il est temps de lâcher prise avec un patient en préparant une prise en charge en soins palliatifs. L’acharnement thérapeutique me fait horreur. Ça et le manque de considération de certains médecins qui ne réalisent pas que nous, infirmières et aides-soignantes, sommes celles et ceux qui passent le plus de temps auprès des patients. Et que peut être, cet investissement en terme de temps ajouté à nos expériences professionnelles, nous permettent d’émettre un avis sur ce que pourrait être une prise en charge respectueuse. Soigner, c’est aimer l’humain et la vie. Sa fin irrémédiable en étant la mort, j’estime que mon rôle va vraiment jusqu’à l’accompagnement dans cette dernière étape.

Soudain, une alarme se met à sonner et retentit dans tout le service. Les regards des hommes et femmes en blanc se tournent instinctivement vers les moniteurs placés dans chaque chambre.

Ouf, ce n’est pas mon patient )

Je termine enfin ma seringue de cinquante millilitres de Dobutamine et perçois un peu d’agitation à l’autre bout du service. Je jette un œil attentif. (Pour le coup, bien vue l’idée des baies vitrées partout ! )

Je vois un anesthésiste entrer dans la chambre d’une des patientes, prise en charge par ma collègue Sylvie.

Il y a toujours un instant de flottement dans ces moments-là. Le temps d’analyser la situation. Dois-je aller prêter main forte à mes collègues ou est-ce inutile pour l’instant ?

Je n’ai pas à m’interroger longtemps. Ma collègue Sylvie apparait dans l’encadrement de la porte de sa patiente :

« On aurait besoin d’aide par ici ! Au 3 s’il vous plait ! »

Je pose ma seringue, checke visuellement mes patients en quelques secondes (c’est bon, tout est à sa place) et me dirige activement vers la chambre 3…

Quelques minutes plus tard, je suis de retour auprès de mon intubé. La patiente de Sylvie est repartie au bloc en urgence. Une thrombose post chirurgie d’un anévrisme de l’aorte abdominale. Voilà à quoi sert un service de chirurgie réanimatoire : à détecter les urgences vitales pour les traiter au plus vite !

Le travail d’équipe. Une richesse, une force qui efface nos rancœurs éventuelles et nous oriente vers le même élan, celui de la vie à maintenir. Celui de la vie à respecter.

Je m’appelle Jeanne et je répare les cœurs abimés.

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