Sarah, infirmière COVID.

Cette histoire est une histoire vraie. Un récit tiré de la réalité, pesante, cruelle, inévitable. J’aurais préféré vous raconter ce que j’ai vécu au printemps 2020 en débutant mon texte par « Il était une fois ». Les « Il était une fois » sont souvent pleins d’espoir et présagent d’une fin heureuse survenant après de nombreuses péripéties, mais à ce jour, je ne connais pas la fin. Personne ne la connait d’ailleurs. Y en aura-t-il une ? Impossible de le savoir. Alors en attendant, je vais vous narrer comment tout a commencé et de la même manière, comment tout continue.
Je m’appelle Sarah, j’ai vingt-cinq ans et je suis infirmière diplômée d’État. Mon histoire, une parmi tant d’autres, perdue au milieu des millions de vies qui ont basculé il y a quelques mois, une histoire, un morceau de destin mis entre parenthèses, une épreuve personnelle et professionnelle.

Jeudi 12 mars 2020

C’était prévu depuis longtemps, cette petite soirée dans un bar à vin avec mes nouvelles collègues. Morgan et moi étions rentrés de notre épopée à la Réunion depuis quatre mois, en novembre. Il venait de prendre un poste d’assistant en chirurgie digestive et moi d’intégrer l’équipe de la salle de réveil du bloc opératoire. Après dix mois passés à l’autre bout du monde, à faire des gardes pour Morgan et de l’intérim en laboratoire pour moi, nous étions de retour dans cet hôpital, lieu de notre rencontre, deux ans auparavant, et de bien des mésaventures pour moi et mon égo.

Nous travaillions donc dans le même service et même si nous nous croisions que rarement, l’idée de le savoir à peu de distance avait quelque chose d’amusant et m’emplissait d’émotion à chaque fois que j’y pensais. Notre voyage nous avait fait un bien inégalable, apportant, en prime, la satisfaction d’avoir coché une petite case dans la liste des rêves à réaliser avant de ne plus en avoir les moyens.

En arrivant en salle de réveil, j’avais eu droit à un accueil chaleureux, les bras ouverts d’une famille prévenante au beau milieu d’un monde hostile. Car le bloc opératoire constitue une bulle hors de toute idée qu’on peut se faire du monde hospitalier. Même pour une infirmière expérimentée sur plusieurs décennies, accéder à un poste dans ce service assure une redécouverte du métier. Les codes, le monde, les relations intercollègues sont différents de ce qu’on peut rencontrer en service de soin conventionnel ou même de soins intensifs.
J’ai découvert un nouveau métier en entrant en sspi (salle de surveillance post interventionnelle).

Il s’agissait donc de ma première soirée hors bloc avec trois de mes collègues, celles avec qui je m’entendais le mieux. Charlotte, Louise et Justine. Toutes trois arrivées quelques mois avant moi dans l’équipe, leur joie de vivre et leur légèreté avaient vite fait de me convaincre que nos rapports iraient au-delà du cadre professionnel.
Ce jeudi 12 mars, nous arrivâmes de façon échelonnée au bar à vin en question. Nous savions que le président Macron faisait une allocution à vingt heures. C’est étrange de réaliser que lors de cette soirée, nous avions à peine évoqué l’annonce faite par le président de la République, nous avions parlé de nos vies, de banalités et de choses plus ou moins graves, mais pas de ce qui allait rythmer nos vies pendant plusieurs semaines . En fait, nous ignorions totalement quelles seraient les conséquences de cette étape inédite que l’humanité entière s’apprêtait à traverser.
Le président de la République française venait pourtant d’annoncer sa décision de mettre en place dès le lendemain un confinement national. Partiel dans les mesures prises, mais étendu à l’intégralité du territoire français. Nous ne mesurions pas l’ampleur historique et humaine de ce qui était en train d’arriver, le virage que prenaient nos vies de citoyennes françaises. L’Italie et l’Espagne avaient déjà franchi le pas avant nous, celui d’assigner leurs citoyens à résidence.
Non, nous n’en avions pas parlé, mais peut-être était-ce aussi parce que nous savions que cette soirée serait la dernière avant longtemps. Première et dernière. La mise en place du confinement annonçait le positionnement de menottes sociales aux poignets de l’ensemble de la population.
Depuis quelques mois, nous entendions parler du COVID aux informations et bien que cela ait fait plus de dix ans que je n’allumais plus ma télévision à vingt heures, j’écoutais toujours les actualités à la radio sur le trajet pour l’hôpital. Je connaissais à peu près la chronologie de la progression de ce virus. Apparu à Wuhan en novembre 2019, il s’était vite propagé à la Chine entière qui fut confinée dès janvier 2020. Depuis nos villes européennes, cela nous paraissait invraisemblable qu’un pays arrête toute son activité économique et que des êtres humains soient forcés de rester chez eux pour un virus. Nous en avions vaincu d’autres auparavant sans avoir à prendre des mesures aussi extrêmes, la grippe A H1N1 en est un bel exemple : présente dans le monde entier, mais tenue sous contrôle. Les médecins anesthésistes du bloc, mon entourage médical, Morgan, ses collègues, les miens et même moi parlions d’une grosse grippe, de mesures exagérées. Certains d’entre nous criaient même au scandale de la médiatisation excessive de cette épidémie. C’est pourtant ce même mois de janvier que le virus a gagné l’Europe. Les ravages avaient débuté en Italie et en Espagne où les patients restaient intubés en réanimation trois voire quatre semaines. Beaucoup décédèrent. La France découvrit des images de personnels soignants épuisés, aux visages marqués par les stigmates du port du masque FFP2. Le premier décès en France survint dans l’Oise puis à partir de là, les clusters se multiplièrent sur le territoire. Dans mon hôpital, le premier patient arriva en février, au retour d’un séjour à la montagne où plusieurs cas de coronavirus avaient été détectés. Il fut immédiatement intubé et transféré en réanimation. Jamais il n’ouvrit les yeux à nouveau…
Pour nous, au bloc, tout avait commencé une semaine plus tôt, lorsque les médecins réanimateurs débarquèrent en sspi, un jeudi soir. Nous avions quelques patients en charge et étions trois infirmiers encore présents. Les IADE et médecins anesthésistes étaient en salle d’opération. Comme souvent, ce furent tels des conquérants que ces deux réanimateurs entrèrent dans notre fief, ils avaient, dans le regard et la posture, cette certitude et cette confiance qui animent ceux qui se sentent supérieurs aux autres. Ils ne prirent même pas la peine de nous saluer. Nous les connaissions de vue.
Je les interpellai, sur un ton à mi-chemin entre l’ironie et le reproche :
« Bonsoir, vous cherchez quelque chose? »
Mon interpellation fit sourire ma collègue Céline qui se tenait à mes côtés.
« Non, c’est bon, nous regardons juste », répondit l’un d’entre eux sans aucune formule de politesse à l’horizon, tout en balayant la salle de réveil du regard.
Devant mon air résolu et ma stature droite et fixe que mes bras croisés venaient accentuer, le second finit par poser les yeux sur moi avant de préciser :
« Nous comptons le nombre de respirateurs que vous avez de disponibles.
—Pourquoi ? interrogeai-je alors.
—Parce que nous n’avons plus de place en réanimation et que les patients en détresse respiratoire continuent d’affluer aux urgences. »
Mon sang se glaça à ce moment. Comment pouvaient-ils ne serait-ce qu’imaginer mettre des malades infectés, ici, dans un open space, alors que nous avions des patients post-opératoires qui défilaient à longueur de journée ?
« Mais à quoi pensez-vous ? » interrogeai-je naïvement.
Sans hésiter, le premier des réanimateurs me répondit.
« C’est le seul lieu aux moyens techniques et humains qui pourrait recevoir des patients réanimatoires. Avez-vous d’autres respirateurs dans le service ?
—Vous pensez mettre des malades ici ? Mais nous n’avons pas de lits, juste des brancards.
—Les lits, ça se trouve.
—Vous parlez sérieusement ? La situation est-elle si catastrophique que ça en réanimation ?
—Nous n’avons plus une seule place, une tente de tri est en cours d’installation devant l’entrée des urgences. »
Je déglutis avant de répondre, foudroyée par l’inquiétude :
—Nous avons deux autres respirateurs en sspi2 et un d’anesthésie dans chacune des dix salles d’opération.
—C’est noté. »


Et notre conversation se termina ainsi. Pas de merci, pas d’au revoir, pas un regard. En même temps, pourquoi s’attarder à faire preuve de politesse envers des personnes qu’on condamne ? Car c’est bien le sentiment que nous eûmes au départ de ces médecins : celui que dans un futur proche, nous serions contraints d’exercer une activité que nous n’avions pas choisie. C’est ainsi que le COVID était entré dans nos vies professionnelles. Comme une fiente d’oiseau qui atterrit dans les cheveux au beau milieu d’une promenade en forêt. Mettant les nerfs à vif d’emblée et posant des milliers d’interrogations sur l’issue possible de cette mésaventure, nous espérions pouvoir en rire un jour. Mais une fiente de moineau aurait pu être trouvée drôle, à distance. Ou une de corbeau à la rigueur, mais là, c’était un volumineux, gluant et puant excrément de vautour qui venait de nous tomber dessus et nous n’avions aucune idée de la manière de nous en défaire.

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