Je venais de franchir un cap. De passer une étape importante dans l’épopée du deuil de ma vie d’avant.Le presque décès de madame Dupuis et surtout sa complète guérison eurent l’effet d’un électrochoc sur moi. Un défibrillateur qu’on aurait placé de chaque côté de ma boite crânienne pour me faire réagir.L’électricité envoyée étant telle des influx d’amour.
L’amour de soi.
Cela en était fini de se morfondre sur son propre sort !
Bouhouhou, la pauvre Sarah ! Elle s’est fait larguer comme un gros excrément de canard pouilleux par celui qu’elle vénérait comme un roi. Elle a peur de tout, elle s’est enfuie et se cache derrière un professionnalisme (presque) sans faille.Blurp, j’ai vomi.Finie la cane soumise au roi des cons ! Bonjour, le majestueux cygne qui va prendre son envol et déféquer à son tour sur la couronne pas si reluisante que ça de l’être le plus immonde de la terre !
C’est avec cet état d’esprit et la tête plus haute que celle d’un coq se pavanant dans la bassecour que je franchis les portes battantes du service après deux jours de repos. 48 heures que j’avais mises à profit pour faire un point sur ce que je voulais faire de ma vie.
Continuer de regretter Thomas et sa perfidie ? Non, plus jamais !
Le détester et être persuadée que tous les hommes, voire le monde entier, étaient comme lui ? Négatif again ! Fini de dépenser de l’énergie pour lui !
Commencer à m’aimer et à aimer ma vie avec son passé, son présent et ce que l’avenir lui préparait ? Avec plaisir et empressement !
Profiter de cette chance que j’avais d’exercer un métier que j’aimais ? Oui, avec certitude !
Laisser une chance à Morgan et accepter de boire un verre avec lui hors hôpital ? Pourquoi pas…Bref, j’étais requinquée. Un sourire. Un seul. Et ma vie était repartie comme en quarante ! Enfin plutôt comme en quatre-vingt-dix parce que je ne suis pas si vieille que ça….
C’est donc triomphante que je m’installai en salle de soin pour prendre les transmissions de mes collègues de nuit.
-Salut Sarah, tu es au courant des dernières nouvelles ? m’interpella Christelle la vipère.
Je m’attendais à tout avec elle…
-Heu, salut Christelle… Non, je ne suis au courant de rien, je reviens de quelques jours de repos.
Quoi ? Tu veux me refiler ton secteur entier ? Ou me mettre au courant des potins qui me concernent ? Ou me contaminer de ton venin par une morsure fourbe et imprévue ?
-La nouvelle cadre est arrivée hier ! Et elle veut rencontrer individuellement chacun d’entre nous. Aujourd’hui c’est ton tour !
Inutile d’en dire davantage, son sourire suffisait à sous-entendre que ce ne serait pas un moment de bonheur type massage ayurvédique en institut spécialisé mais plutôt un des douze travaux d’Hercule et cela avait l’air de lui faire plaisir…
Quoi ? Que devais-je faire ? Dompter les juments de Diomède ? Tuer le lion de Némée ou encore courir plus vite que la biche de Cérynie ???Même pas peur !
Je le répète, j’étais le cygne majestueux à la crinière de lion et aux griffes acérées du dragon !
Je terminais mon tour de soins lorsque madame Jean traversa le service en prenant soin de saluer chaque membre du personnel qu’elle croisait. Elle portait de petites lunettes rectangulaires sur le bout du nez. Un cordon fait de fausses perles noires passait d’une oreille à l’autre en se faufilant sous son chignon poivre et sel. Elle avait un look de maitresse d’école des années cinquante. Il ne manquait plus que la blouse pour parfaire son air sévère et directif.
Arrivée à mon niveau, elle m’interpella ainsi :-Bonjour Sarah, je suis madame Jean, votre nouveau cadre de santé. Vous viendrez dans mon bureau dès que vous aurez terminé votre tour de soins ?
Chef ! Oui ! Chef !
Et elle partit sans même me laisser le temps de répondre.
Et si j’avais envie de dire non ? Je fais ce que je veux, d’abord !
Je ne protestai pas, évidement. Pas fou le cygne !Une heure plus tard, je frappai à la porte de son bureau, déjà ouvert.
– Asseyez-vous mademoiselle Mimare, m’ordonna madame Jean.
Je tentai un sourire poli que je dû ravaler dès qu’elle se rendit compte que je n’avais pas encore obtempéré et demeurai droite comme un piquet dans l’entrée de son bureau. Elle était penchée sur un dossier sur lequel elle notait de temps en temps des abréviations en rouge. Son regard bondit par-dessus ses lunettes pour me faire comprendre qu’elle n’avait pas l’intention de se répéter.
Message reçu maitresse ! Si je veux parler, je dois lever le doigt ?
Je pris donc place sur le fauteuil noir en face de madame Jean, les mains moites posées bien à plat sur les cuisses.C’est à cet instant que le cygne redevint un canard, un caneton même, aussi craintif qu’un chaton…